Il y a vingt ans, Loana chopait Jean-Edouard dans la piscine du Loft. La téléréalité débarquait avec fracas en France. Dans son dernier roman Téléréalité, Aurélien Bellanger poursuit l’archéologie des grands objets techniques de notre temps. A travers l’ascension d’un jeune producteur, il revient sur la naissance de la téléréalité en France, un moment où la télévision est déjà sur le déclin. A l’heure de réseaux sociaux, on a voulu lui demander si la téléréalité et son émission phare n’étaient qu’une comète ou si elles avaient durablement transformé notre rapport aux images. Comme souvent avec Bellanger, le christianisme n’est jamais très loin. Et visiblement, rien de tout cela ne serait arrivé si Saint-Augustin n’avait pas écrit ses Confessions.

Pourquoi avoir voulu écrire sur la téléréalité ?

C’est une question générationnelle. J’ai croisé la télévision à son apogée dans les années 1990. La télévision définissait les événements du monde. Les choses n’existaient pas si elles ne passaient pas à la télévision. Quand on se baladait en ville, on voyait les gens dans leurs salons regardant tous le même spectacle en simultané. Voir une ville entière, plongée dans une pénombre bleutée, devant un sketch de Vincent Lagaf, ça rend modeste sur le statut de l’art.

Pour moi, la télé-réalité représente à la fois la fin de la télévision mais également sa forme artistique la plus aboutie.

Pourquoi faites-vous de la téléréalité un art ?

La téléréalité est le moment où la télévision créé quelque chose de complètement autonome, que l’on ne retrouvera nulle part ailleurs. Cette expérience collective d’enfermement d’inconnus filmés en continu est totalement inédite. Elle est un art aussi dans la manière de filmer ses décors, de mettre en scène sa production. Contrairement au cinéma, la télévision met en scène ses décors. Avec la téléréalité, la régie devient même un spectacle en soi, à travers l’importance du montage.

La téléréalité a inventé une façon de raconter et d’illustrer les faits que l’on retrouve désormais partout. La téléréalité a une grammaire propre. C’est un triptyque qui se compose d’un réel charcuté en salle de montage, d’une voix off omniprésente, et d’un confessionnal où les candidats se livrent en aparté. On retrouve ce triptyque dans n’importe quel programme. On fait de n’importe quel spectacle une téléréalité alors que la téléréalité n’est au départ qu’un spectacle parmi d’autres. 

Aujourd’hui la téléréalité est différente. Elle est beaucoup plus spécifique que dans les années 2000. On se passionne pour Top Chef, Koh Lanta. Pourquoi le modèle global du Loft Story n’a-t-il pas duré ?

Les genres se multiplient progressivement. Prenez l’exemple de la peinture. Au départ, vous n’aviez que la peinture religieuse. À partir du XVIe siècle, on commence à faire de la nature morte, du genre, de la peinture d’histoire. Il s’est passé la même chose avec la téléréalité. Et puis, les gens se sont vite lassés du modèle du Loft. On a donc trouvé des activités à faire faire aux candidats : monter sur des poteaux avec Koh Lanta ou chanter avec la Star Academy. Aujourd’hui, Netflix rachète les droits de la Formule 1 qui était sur le déclin et propose un programme rassemblant tous les ingrédients de la téléréalité, et ça fonctionne ! La téléréalité est une grammaire qui se décline désormais à l’infini.

« Tout le monde est certain d’avoir vu cette scène alors qu’elle n’existe pas. »

Ce story-telling spécifique à la téléréalité, c’est celui que l’on retrouve aujourd’hui dans les réseaux sociaux ?

La téléréalité a permis l’apparition de gens qui deviennent célèbres pour rien. Les influenceurs ne nous choquent plus aujourd’hui comme pouvait le faire Paris Hilton il y a quelques années. C’est la même chose pour notre rapport au selfie : qui faisait des selfies jusqu’en 2000 ? Les photographes. Un selfie n’était jusque-là qu’une tentative artistique sale et honteuse. Et puis Apple a décidé de développer la caméra frontale de ses téléphones. Et là le selfie passe d’objet artistique ridicule à un objet absolument normal. Là encore, c’est cette pratique propre à la réalité de commenter, face caméra, tout ce que l’on fait qui permet le développement du selfie. La téléréalité a réinventé un peu naïvement ce vieux truc désuet du théâtre qui était l’aparté.

On fête cette années les vingt ans du Loft Story, la première téléréalité française. On a tous en mémoire la scène de Jean-Edouard et Loana qui s’embrassent dans la piscine. Elle a choqué la France entière…

Ce qui est intéressant avec cette scène, c’est que personne ne l’a vraiment vue. Elle n’a été diffusée que sur la chaine satellite qui diffusait le Loft en continu. Elle a ensuite été coupée au montage diffusé à l’antenne. Tout le monde est certain d’avoir vu cette scène alors qu’elle n’existe pas. On l’a idéalisée.

La téléréalité a-t-elle transformé la représentation du sexe à la télévision ?

La télévision a toujours été un support érotique. J’imagine dans le bouquin qu’il existe un dosage savant des publicités pour permettre un usage masturbatoire du média télévisuel, assurant l’audience la nuit. Mais les images pornographiques étaient encore quelque chose de rare. Et le sexe frontalement montré restait tabou. Il était suggéré dans clips de Mylène Farmer dont des versions longues étaient diffusées dans les bars de nuit. Un site internet célèbre recensait les scènes de films ou apparaissent plus ou moins fugacement des actrices nues. La télévision a toujours été animée d’une quête sexuelle mais elle a vite été dépassée par internet et les réseaux.

Aujourd’hui, cette scène nous semblerait presque désuète, nous ne serions plus choqués…

Parce que je pense, qu’au fond, la polémique de cette scène se trompe d’objet. On était tellement certains que le Loft était scandaleux, qu’il nous fallait absolument un scandale. Cette scène a servi de justification. Si le Loft se lançait aujourd’hui, nous aurions peut-être un scandale à tonalité religieuse. C’est le point de crispation de la société actuellement.

« Dès que l’on parle de mise en scène théâtrale du moi, on ne peut pas faire l’économie du christianisme. »

Vous multipliez les références à la religion dans votre roman. Pourquoi avoir voulu trouver dans la téléréalité une dimension religieuse ?

Cela me plaisait de prendre le contrepied des théories décadentistes qui faisaient de la téléréalité un des signes de l’apocalypse. J’ai voulu intégrer la téléréalité dans la grande histoire des images en Occident. Et le catholicisme a toujours été le grand pourvoyeur d’images en Occident.

Au-delà de la puissance des images, la téléréalité aurait des aspects chrétiens ?

Elle a un côté chrétien dans la nouvelle forme de subjectivité qu’elle permet. Quand Saint Augustin écrit Les Confessions, j’imagine bien que le niveau d’intimité brutale qu’il développe est choquant pour les conventions antiques.  Les Confessions de Saint Augustin sont une des étapes marquantes du passages de l’Antiquité à l’ère chrétienne. Dès que l’on parle d’image, le catholicisme n’est jamais loin. De même, dès que l’on parle de mise en scène théâtrale du moi, on ne peut pas faire l’économie du christianisme. Le christianisme est aussi la fabrication d’une nouvelle subjectivité.

« J’ai essayé d’aller chercher l’art le plus naïf, le plus mineur, le plus populaire pour voir si finalement l’Histoire ne se passait pas là. »

Dans votre roman, vous retracez le parcours de quelques grands animateurs de la télé. Peut-on dire que Cyril Hanouna est le dernier d’entre eux ou représente-t-il une nouvelle race d’animateurs ?

Hanouna est aujourd’hui la mémoire vivante de la télévision. Son émission est critiquable mais elle reste une émission populaire. Il a le souci de faire une émission populaire dans une télévision dont on déplore qu’elle ait perdu son rôle d’aimant familial et de lieu unique. Et quand il prend Steevy Boulay (candidat du Loft en 2001, ndlr) comme chroniqueur, il prend 20 ans d’histoire de télévision avec lui. Il est très habile.

On connait votre obsession pour Walter Benjamin. Qu’est-ce que ce roman a de Benjaminien ? Pourquoi la télévision illustre-t-elle notre société ?

Walter Benjamin est un archéologue de la modernité. Il est le précurseur des cultural studies. Il avait la volonté de traiter très sérieusement des cultures populaires. A son époque c’était plutôt le jazz, la radio, les polars. Mais je suis certain qu’il aurait écrit sur la télévision. Comme lui, j’ai essayé d’aller chercher l’art le plus naïf, le plus mineur, le plus populaire pour voir si finalement l’Histoire ne se passait pas là.