Cette semaine dans La Courte échelle, Gaultier Bès s’arrête sur le premier ouvrage de Matthew B. Crawford, publié en 2010, s’intitulant Eloge du carburateur. L’occasion pour lui de revenir sur le sens et la valeur du travail à travers la magnificence de l’artisanat.

 

« C’est parce qu’il a des mains que l’humain est le plus intelligent des animaux. » Cette formule d’Anaxagore, reprise par Aristote, résume assez bien le premier livre de Matthew B. Crawford, intitulé Eloge du carburateur. Traduit et publié en 2010 par les éditions La Découverte, cet essai sur le sens et la valeur du travail est en effet un magnifique hommage rendu à l’intelligence artisanale et à l’autonomie concrète. Très documenté d’un point de vue philosophique, l’ouvrage n’en est pas moins pertinent d’un point de vue pratique. Et pour cause : Matthew B. Crawford est à la fois professeur de philo et réparateur de motos.

Ce brillant universitaire, employé par un think-thank prestigieux à Washington, n’a pas supporté longtemps cette vie de bureau dont il ne percevait ni l’intérêt personnel ni l’utilité sociale. Au bout de quelques mois, il a préféré démissionner pour ouvrir son atelier de réparation de motos et c’est à partir de cette étonnante reconversion qu’il réfléchit à notre rapport contemporain au travail.

« La génération actuelle de révolutionnaires du management considère l’éthos artisanal comme un obstacle à éliminer, explique l’auteur dans son introduction. On lui préfère de loin l’exemple du consultant en gestion, vibrionnant d’une tâche à l’autre et fier de ne posséder aucune expertise spécifique. Tout comme le consommateur idéal, le consultant en gestion projette une image de liberté triomphante au regard de laquelle les métiers manuels passent volontiers pour misérables et étriqués. Imaginez à côté le plombier accroupi sous l’évier, la raie des fesses à l’air. »

Comme l’annonce l’éditeur, en « mêlant anecdotes, récit, et réflexions philosophiques et sociologiques, Matthew B. Crawford montre combien ce « travail intellectuel », dont on nous rebat les oreilles, se révèle pauvre et déresponsabilisant. À l’inverse, il valorise l’expérience de ceux qui, comme lui, s’emploient à fabriquer ou réparer des objets – dans un monde où l’on ne sait plus qu’acheter, jeter et remplacer. Le travail manuel peut même, selon lui, se révéler beaucoup plus captivant d’un point de vue intellectuel que tous les nouveaux emplois de l’« économie du savoir ».

Si le travail manuel retrouve aujourd’hui un certain attrait, cela participe, selon notre mécano philosophe, du « désir de rendre notre univers [plus] intelligible afin de pouvoir nous en sentir responsables », « ce qui implique la possibilité de réduire la distance entre l’individu et les objets qui l’entourent » (page 14). Alors que les instruments sont de plus en plus efficaces, ils sont aussi de plus en plus opaques et de moins en moins robustes : on gagne en puissance ce qu’on perd en durée.

Contre un « environnement trop souvent prédéterminé à distance », contre l’« expérience d’une vie vécue par télécommande » (p. 84), il s’agit ni plus ni moins, en somme, de comprendre ce qu’on prend. L’entreprise bureaucratique, au contraire, a favorisé le « transfert du savoir, des compétences et des capacités de décision des employés aux employeurs » (p. 56), ce qui bien sûr ne peut qu’engendrer un sentiment de frustration et de dépossession.

En prenant pour exemple non seulement la réparation de moteurs, mais la composition musicale ou l’apprentissage d’une langue étrangère, Crawford montre « la caractéristique fondamentale de l’agir humain, à savoir le fait qu’il ne se déploie qu’à l’intérieur de limites concrètes qui ne dépendent pas de nous » (p. 79). Or, l’auteur explique « dans le cadre de l’idéologie consumériste, la croissante dépendance factuelle de l’individu s’accompagne d’invocations de plus en plus stridentes de sa liberté théorique » (p. 86). Autrement dit, le « déclin de l’agir humain incarné », c’est-à-dire la diminution de notre autonomie concrète, se produit en même temps que la proclamation de notre autonomie morale, qui n’est elle-même plus qu’ « un choix entre des options prédéterminées » (p. 85). Comme si l’affirmation de notre émancipation formelle et juridique revenait à masquer notre aliénation matérielle et quotidienne.

Ce livre aussi instructif qu’amusant ne se contente pas de dénoncer la conception déresponsabilisante du travail contemporain  qui finit par percevoir les êtres humains « comme des versions moins performantes des ordinateurs », il propose des méthodes pour réconcilier le faire et le penser, en rendant à l’individu sa puissance et sa fierté d’agir par lui-même.

Puisse cet éloge du travail manuel parler aux parents qui continuent à préférer pour leurs enfants, au nom d’une improbable supériorité, une carrière d’assistant de gestion ou de banquier à une carrière de plombier ou d’ébéniste, alors que l’artisanat leur conviendrait peut-être beaucoup mieux !

Matthew B. Crawford vient de publier un autre essai tout aussi passionnant, Contact, sous-titré Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (La Découverte, 2016), que ma camarade Eugénie Bastié a déjà recensé pour Limite.

Bonnes lectures, bon vent et à la semaine prochaine !