« Less is more » est la devise minimaliste de l’architecte Ludwig Mies van der Rohe. L’actuel slogan des adeptes de la décroissance vient de l’architecte majeur de l’hyper-croissance. Cette grande figure du Bauhaus, quitte l’Allemagne nazi et s’installe à Chicago en 1938 pour y jeter les bases de l’architecture moderne avec le « style international » et dessiner le nouveau « skyline » de la ville.
À la fin du XVIIIe siècle, ce n’est qu’un petit village potawatomi. Son nom vient d’ailleurs de l’algonquin sikaakwa qui signifie « oignon » ou « marécage ». Un lieu pas trop salubre, où l’histoire n’avait rien bâti en dur : l’idéal pour la construction d’une mégapole entièrement nouvelle. Quand le capitalisme triomphant s’installe à ce carrefour entre l’Est et l’Ouest, aucune vieille bâtisse n’est là pour le gêner aux entournures. Il est même aidé, pour trouver place nette, par le Grand Incendie de 1871. Sur le marécage et sur les cendres, devant le miroir du lac Michigan, le voici qui peut s’élever dans la fière pureté de ses lignes. En 1885 s’y construit en 1885 le premier gratte-ciel – le Home Insurance Building (démoli dès 1931). Et beaucoup admettent aujourd’hui que la skyline de Chicago est plus belle que celle de New York.
« C’est le sang des porcs et des bœufs, donc, l’argent de leur abattage mécanique qui finance au départ l’inventivité d’architectes soucieux de rompre avec la pesanteur et d’en remontrer à Babel. »
Son École d’Architecture est partie intégrante de l’Armour Institute of Technology (aujourd’hui nommé Illinois Tech), du nom du prince de Porcopolis, Philip D. Armour, celui qui proclamait que dans le cochon il savait utiliser « tout sauf le cri ». C’est le sang des porcs et des bœufs, donc, l’argent de leur abattage mécanique qui finance au départ l’inventivité d’architectes soucieux de rompre avec la pesanteur et d’en remontrer à Babel.
En 1938, Ludwig Mies van der Rohe, dernier directeur du Bauhaus, quitte l’Allemagne nazi et devient directeur de cet Institut Armour. Il est considéré comme un père de l’architecture moderne, plus spécialement de ce que l’on appelle le « style international ». Tôt fasciné par le squelette des très hautes tours en construction, il voudrait les laisser ainsi, comme un pur espace fluide au milieu de l’espace. Aussi, en 1921, à 35 ans, il dessine le premier gratte-ciel en verre. En 1929, avec son Pavillon allemand, lors de l’Exposition universelle à Barcelone, il invente le plan libre, préfigurant l’open space. En 1931, pour l’Exposition de l’Habitat à Berlin, Mies propose une « maison pour célibataire », qui trouve sa pleine réalisation en 1946 dans la résidence secondaire toute en baies vitrées du Dr Edith Farnsworth. Puis ce sont ces immeubles majeurs de Chicago, les Lake Shore Drive Appartments, le Crown Hall, le Bureau de Poste de Loop Station, l’IBM Building, le Dirksen Federal Building, le Kluczynski Federal Building… Des parallélépipèdes transparents ou réfléchissant le ciel, attestant de l’intégrité de leur structure.
« Quelle est la volonté que traduit le gratte-ciel érigé comme une flèche sans cathédrale ? (…) c’est le culte de la volonté elle-même, l’énergie du self-made-men, la gloire de qui ne vient de nulle part et se prétend fils de ses œuvres. »
C’est à Mies qu’est attribuée la devise minimaliste : Less is more. L’actuel slogan des adeptes de la décroissance vient de l’architecte majeur de l’hyper-croissance. Il fallait selon lui débarrasser les édifices de toute ornementation, caryatides, bas-reliefs, végétalisme à la Gaudí, pour entrer dans l’affirmation simple et design des nouveaux matériaux et des dernières technologies (qu’on pense à sa célèbre chaise « cantilever » – sans pieds arrière – dont le porte-à-faux répond aux propriétés physiques de l’acier mais est contre-intuitif aux yeux de l’imagination).
« L’architecture, dit Mies, n’est pas nouille [i.e. Art déco] ni bunker [i.e. brutaliste], elle est la volonté d’une époque traduite en espace. » L’habitat n’est pas pensé en termes de culture, ni d’accommodation à un ordre cosmique donné. Il est essentiellement volontariste. Quelle est la volonté que traduit le gratte-ciel érigé comme une flèche sans cathédrale ? Il ne vaut pas la peine de se le demander. Car ce qu’il traduit, à l’évidence, c’est le culte de la volonté elle-même, l’énergie du self-made-men, la gloire de qui ne vient de nulle part et se prétend fils de ses œuvres. Il n’est même pas besoin de beaucoup d’anglais pour savoir lire cette immense ligne d’i majuscules : I, I, I… Cela veut dire : « Moi ! Moi ! Moi ! » Voilà ce que crie haut et fort le silence de cette architecture, si bien que les personnes réelles ne sont plus que des fourmis circulant à travers ces Moi gigantesquement dressés. Certes, Mies n’aime pas le béton : il veut que ces colosses soient aériens, humbles, accueillants, n’imposant pas de forme massive ou narrative, mais s’effaçant comme les glaces qui agrandissent une pièce. Il n’en demeure pas moins qu’ils s’arrachent à la terre et prétendent se tenir au-dessus l’histoire. Highways et high-rises marquent l’avènement de ceux qui s’agitent dans un commerce sans mémoire et rêvent d’un monde auto-construit. Le gratte-ciel de verre n’est pas vraiment fait pour la famille ni pour l’artisan.
Ce « style international » s’oppose nettement au nazisme et au fascisme. Ceux-ci sont nationalistes : il est international. Leur architecture est lourdement néo-romaine : la sienne est résolument contemporaine. Mies van der Rohe est l’anti-Albert Speer. Et pourtant, avant de quitter le Reich, il essaya à plusieurs reprises de prouver que sa vision architecturale manifestait plus qu’aucune autre « l’essence du travail germanique ». Il l’écrivit dans une lettre au ministre de la Propagande : elle emploie « un langage clair et frappant », « quitte les embellissements extérieurs pour aller vers l’essentiel », c’est-à-dire vers le fonctionnel, puisque la « forme suit la fonction ». Mais l’argument le plus convaincant, il l’énoncera bien plus tard, avec sa phrase sur l’architecture comme expression de la Volonté d’une époque. Leni Riefenstahl n’avait-elle pas tourné en 1935 un film à la gloire du régime hitlérien intitulé Le Triomphe de la Volonté ? Il s’agit ici de la volonté du Peuple, certes, non de l’Individu. On peut toutefois se prendre à imaginer que si Hitler n’avait pas eu un si mauvais goût architectural, la skyline de Chicago aurait pu se retrouver dans les plans de sa Germania.
- Fabrice Hadjadj : quand l’outil sort de l’ombre - 05/30/1998
- A LA SANTE DE LA MEDECINE, LE GRAND EDITO DE FABRICE HADJADJ - 05/30/1998
- 3 DIPLÔMES DE PERDUS, UNE VIE DE RETROUVÉE - 05/30/1998
Je suis toujours avec beaucoup d’intérêt les écrits de M. Hadjadj et je les apprécie beaucoup mais, en tant qu’historien de l’art spécialiste de l’architecture contemporaine, j’aurais une critique importante à formuler sur cet article. S’il est très intéressant de lier l’importance des gratte-ciel à Chicago avec le libéralisme productiviste de cette ville, je trouve injuste de prendre Mies van der Rohe comme tête de Turc. Comme l’article le précise, quand l’architecte s’installe à Chicago, cela fait déjà plus de cinquante ans qu’on y construit des gratte-ciel. Pourquoi l’en rendre responsable ?
S’il est l’un des pères de ce qu’on appelle aujourd’hui le style moderne international, cela ne veut pas dire qu’il voulait créer une architecture internationale. En France en 1930, ce style était qualifié de « boche ». Fondé sur la structure d’une charpente comme l’était l’architecture en pan de bois, il s’opposait au style méditerranéen ou latin fondé sur la maçonnerie et les formes pleines. Il était logique de le présenter comme un style national allemand. Il l’était en tout cas davantage que de présenter comme tel celui de la Germania de Hitler, qui aurait ressemblé à un décor hollywoodien reconstituant la Rome antique. Les nazis n’étaient pas si nationalistes qu’on le dit et il faut rappeler que les fascistes ont voulu un moment introduire le style international en Italie, avant les pays démocratiques occidentaux.
Il est à la mode aujourd’hui d’accuser les grands architectes modernes du XXe siècle de fascisme ou de complicité avec le totalitarisme. Le Corbusier en a fait les frais récemment, très injustement, lors de son exposition à Beaubourg. Leur fonctionnalisme et leur sobriété pourraient au contraire les présenter comme des précurseurs de la décroissance et de l’écologie. Mais, surtout, ils mettaient au-dessus de tout l’exigence de faire entrer l’humanité dans une transcendance qui était une forme de résistance au productivisme. Cet idéal de l’architecture moderne s’est éteint vers les années 1970, au moment de la naissance des politiques néolibérales. La créativité-spectacle s’est substitué à la transcendance, marquant la fin de l’humanisme et la prégnance d’une société de la marchandise.
Ne nous trompons pas d’ennemi.
Merci pour votre mise en perspective.
Je nuancerais en disant que la transcendance désincarnée n’est pas une vraie transcendance, car elle fait d’une idée, d’une volonté, d’une force extérieure au monde un élément plus important que les éléments du monde, dont ceux-ci deviennent « la simple expression ».
On peut donc tout-à-fait faire un parallèle entre la vision purement fonctionnelle de l’architecture (baies vitrées immenses qui s’élèvent au-dessus sans référence au ci-devant qui lui préexiste, humain ou non) et les diverses idéologies désincarnées (qu’elles soient des religions, ou encore des déités comme le progrès ou le marché). En omettant toute référence à la « dure réalité de la vie », ils nous donnent faussement l’impression qu’ils sont au-dessus du monde, alors que, si un gratte-ciel s’élève, c’est parce que des ouvriers ont transpiré, des minérais ont été extraits, des architectes ont planché pendant de longues heures avec force cafés.
Quand on suit cette transcendance qu’on peut qualifier de « trop rapide », on en vient à penser que les éléments du ci-devants ne sont « que » l’expression d’une force extérieure, invisible, qui synthétise tout. Par exemple, le providencialisme ne pourrait s’étonner de rien, puisque tout est providentiel de toute façon. Ou encore, il est normal que la technique progresse puisque c’est la marche de l’histoire (progressisme). Ou encore, si telle ou telle innovation fait des miracles, c’est uniquement parce qu’il y a une offre et une demande. On en arrive donc à désanimer complètement les acteurs et à passer à côté de la transcendance, qui doit bien, si on veut qu’elle nous dépasse, ne pas être synthétisée totalement par des lois que nous énonçons. De plus, dans chacun des exemples, l’idéologie ne correspond pas à l’expérience (cf. le cas du gratte-ciel fondé sur le travail, mais aussi les nombreuses histoires d’innovation qui sont le fruit d’histoires personnelles profondément singulières, voire de blessures).
@ Max
Il est vrai que les gratte-ciel de verre expriment une transcendance désincarnée qui justifient votre analyse. Il est vrai aussi que les architectes modernes du milieu du XXe siècle ont pu se trouver quelquefois complices d’une technocratie inhumaine. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, contrairement à ce que raconte la légende moderniste, ce n’est pas dans ces cas là qu’ils se sont montrés efficaces. Dans mon livre sur la reconstruction de la France, je démontre que, s’ils sont peu présents dans les années 1940, ce n’est pas parce qu’ils ont été mis de côté par passéisme mais parce qu’ils étaient trop déconnectés de la réalité pour réussir répondre aux besoins et aux contraintes. Par ailleurs, ils pouvaient avoir tendance à reprendre l’idéal des néoclassiques de la fin du XVIIIe siècle qui, dans la lignée des philosophes des Lumières, imaginaient de pures élaborations mathématiques en opposition avec la matérialité de la nature.
Ce sont des défauts dans lesquels a pu tomber l’architecture moderne, mais ce n’est pas ce qui fait son essence. Elle est née en réaction contre les excès faussement esthétisants de l’art nouveau, dans l’idée que l’architecte ne doit pas chercher à imposer sa fantaisie mais au contraire à rester au plus près à la fois des contraintes matérielles de la construction et des besoins humains à satisfaire. Ne pas les camoufler mais au contraire partir d’eux et les sublimer, mais aussi intégrer la nature dans l’architecture parce qu’on la considère comme un milieu naturel de l’homme et non plus comme une sauvagerie à dompter (d’où par exemple les grandes baies vitrées). C’est cette volonté de sublimer l’Homme dans sa réalité matérielle et dans son interdépendance avec la nature que j’appelais transcendance et que je voyais en précurseur des préoccupations d’écologie intégrale de la revue Limite.
Aujourd’hui nous sommes malheureusement revenus à la primauté de la fantaisie créatrice de l’architecte, déconnectée de tout rapport à la réalité des contraintes matérielles et des besoins humains. Une sorte de technocratie sans âme prend en charge ces données vulgaires, niant toute exaltation de l’humanité et allant même jusqu’à négliger tout agrément. Le fonctionnalisme froid d’aujourd’hui, caché derrière des façades attractives à la façon des publicités, n’a rien à voir avec celui d’il y a soixante-dix ans.