Quand on se promène dans les vignobles, on est frappé par l’alignement répété des ceps, disposés en rangs parfaits sur de grandes étendues. La grande régularité des palissages, avec leurs piquets, leurs amarres et leurs fils de fer, donne un caractère géométrique aux paysages, et dégage une impression de maîtrise et de rigueur.

On en oublie qu’à l’origine la vigne est une plante sauvage grimpante, une liane naturellement liée à l’arbre, que nos ancêtres ont découverte en lisière des forêts. Pour la cultiver, ils ont planté des ormes en guise de tuteur, parce que cette espèce a une croissance rapide, des branches latérales brindilles, une ombre légère et des racines qui drageonnent. C’est le système arbustif, appelé « hautain », où la vigne est soutenue par des essences locales, ce qui explique que le renard de Jean de La Fontaine ne peut atteindre les raisins qu’il convoite. A partir de là, la viticulture a été dite « en respaliers » ou « en espallières », un système où, après avoir planté en sillons des arbres à trois mètres environ dans tous les sens, on les taille et étête à 2,50 m du sol, et l’on place au pied de chacun d’eux, un cep, dont les sarments seront plus tard attachés aux branches. On a abandonné cette technique au XIXe siècle, alors même que les avantages de l’agroforesterie viticole sont nombreux (réduction des besoins en produits phytosanitaires, séquestration du carbone, protection de la biodiversité, purification et stockage de l’eau, lutte contre l’érosion des sols…).

Une complémentarité métaphorique

Cette complémentarité entre les ormes et la vigne a été utilisée métaphoriquement dans de nombreuses œuvres littéraires. Au 1er siècle av. JC, Ovide dans ses Amours déclare que « ulmus amat vitem, vitis non deserit ulmum » (l’orme aime la vigne, qui n’abandonne pas l’orme), et fait de leur support mutuel une allégorie du mariage. De même, dans ses Métamorphoses, il utilise un orme auquel des grappes de vigne « faisaient une éclatante parure », comme décor pour permettre à Vertumne de séduire la nymphe solitaire Pomone, en lui vantant les vertus de l’amour. Dans une autre version de l’union entre une plante grimpante et un arbre tuteur (La gourde et le palmier d’Esope, adaptée au XVIe siècle par Geoffrey Whitney), on notera que la liane refuse la proposition de mariage de l’arbre en se vantant de pouvoir compter sur ses propres ressources. Ce dernier lui répond alors qu’une mauvaise utilisation de ses ressources entraînera bientôt sa chute. La plante voyant la tempête menacer tente de reprendre la proposition, mais il est trop tard, et elle est emportée.

Les riches ont besoin des pauvres

Au début du IIe siècle, Le Pasteur d’Hermas, une œuvre chrétienne de langue grecque, qui a longtemps été considérée comme canonique, compare le soutien réciproque de l’orme infructueux et de la vigne fructifère à celui des pauvres par les riches. Hermas, constatant que la vigne porte un fruit alors que l’orme est un bois stérile, explique en effet à son interlocuteur que la vigne a besoin de grimper sur l’orme pour porter beaucoup de fruits, parce que, si elle reste affaissée à terre, les fruits qu’elle porte sont moins nombreux, et surtout pourrissent. Le pasteur en fait une parabole selon laquelle, les riches ont besoin des pauvres pour qu’ils intercèdent en leur faveur auprès de Dieu. De la même manière que l’orme approvisionne continuellement en eau la vigne pour qu’elle donne le double de fruits, « les pauvres, en intercédant pour les riches auprès du Seigneur, assurent un plein développement aux richesses de ceux-ci et à leur tour, les riches, en pourvoyant aux besoins des pauvres, assurent le plein épanouissement de leur âme ».

Au XXe siècle, c’est Maria Valtorta qui, dans ses Visions, reprend l’idée de l’alliance de l’orme et de la vigne pour symboliser la foi. Elle met ainsi en scène un agriculteur dont la vigne est en train de mourir, et qui, après avoir suivi sans succès les conseils de ses amis, s’en remet à un voyageur inconnu. Ce dernier, après avoir touché les feuilles de l’arbre, et senti une motte de terre, déclare que ce dernier stérilise la vigne, et qu’il faut l’enlever, en creusant patiemment le sol pour mettre à nu et couper les racines, afin d’être sûr qu’elles ne donneront pas de rejetons. L’agriculteur s’exécute, malgré les remontrances de ses voisins, et accroche sa vigne sur un solide pieu de fer portant le mot « Foi ». Quand le printemps lui donne raison, ses amis le reconnaissent en ces termes « heureux es-tu d’avoir su avoir foi et d’être capable de détruire le passé et ce qu’on t’a dit être nui­sible ».

En première ligne

Aujourd’hui, où comme le souligne fort justement Michael J. Sandel, dans La tyrannie du mérite, le bien commun est moins attaché à la recherche de la solidarité ou à l’approfondissement des liens citoyens qu’à la satisfaction des préférences des consommateurs mesurée par le Produit National Brut, la symbolique de l’orme et de la vigne prend tout son sens. En effet, quand James Truslow Adams utilisa le premier l’expression de « Rêve américain », il précisa que « ce n’est pas seulement un rêve de voitures ou de salaires élevés, mais le rêve d’un ordre social où chaque homme et chaque femme serait capable d’atteindre la pleine mesure de ses capacités innées et d’être reconnu par les autres pour ce qu’il est, quel que soit le hasard de sa naissance ou de son statut ». Pour Sandel, la contestation populaire n’est pas seulement une marque d’intolérance ou d’insatisfaction économique, elle résulte de la croissance des inégalités et de la dépréciation de la contribution des travailleurs modestes, qui a érodé leur statut social et leur amour-propre, et créé un fort ressentiment. Avec la crise du COVID-19, cette notion de travail essentiel a pris un sens nouveau, quand on a réalisé que les infirmières, les caissières et les éboueurs étaient en fait en « première ligne ».

Une époque « pélagienne »

De même, dans la fable d’Esope, le refus de la proposition de mariage de l’orme par la vigne est symptomatique de notre époque « pélagienne » où chacun se considère comme autonome, auteur de son sort, maître de sa réussite et de sa destinée, au point de pouvoir accéder au salut par soi-même. Mais comme le soulignait déjà Barack Obama dans un de ses discours de campagne en 2012 : « Si vous avez réussi, […] vous n’y êtes pas arrivé tout seul. […] quelqu’un, à un moment, vous a aidé. Il y a eu un très bon professeur quelque-part dans votre vie. […] Quelqu’un a investi dans des routes et des ponts, dans Internet ». Il est plus que jamais nécessaire de revoir le sentiment d’omnipotence que procure tant la technique que la croyance en ses propres mérites, et prendre davantage en compte la part de grâce qui intervient dans toutes les affaires humaines. Sans gratitude et humilité, il est en effet difficile d’être attentif au bien commun.

Enfin, sur le plan environnemental, outre les vertus spécifiques de l’agroforesterie, l’alliance de l’orme et de la vigne peut aussi symboliser la nécessaire réduction des énergies fossiles au profit de celles qui sont faiblement émettrices de CO2. Quand une source « devient trop forte, lie les racines de l’autre jusqu’à les anéantir, prend toute la sève du sol, et lui met un bâillon pour l’empêcher de respirer et de profiter de la lumière », il faut la réduire, mais ne la couper qu’en dernier recours. Dans la péricope sur le bon grain et l’ivraie, Mathieu montre en effet que si le semeur refuse que l’on enlève l’ivraie, c’est pour laisser aux pécheurs le temps de se convertir. De la même façon, en matière énergétique il faut permettre la transition, et dans l’intervalle, jouer sur la complémentarité et le support mutuel des sources plus ou moins intermittentes.