Encensé autant que tourné en ridicule par la critique, le nouveau film à l’écran de Terrence Malick constitue un chef d’œuvre artistique portant sur le combat spirituel et moral d’un objecteur de conscience autrichien pendant le nazisme. Une véritable ode à la primauté de la conscience.

En février 2017, Martin Scorsese sortait un film tourmenté et troublant, Silence, narrant le combat spirituel d’un missionnaire jésuite au cœur des persécutions des chrétiens au Japon. Celui-ci faisait finalement le choix d’une éthique conséquentialiste – renier publiquement sa foi plutôt que de subir un martyr synonyme de tortures pour ses compagnons chrétiens. Son compatriote Terrence Malick s’est offert un droit de réponse avec son nouveau film Une Vie cachée, une de ses plus belles réalisations, portant sur l’histoire vraie de Franz Jägerstätter.

La vie bonne et le paradis perdu

Comme un leitmotiv dans son œuvre, entre l’Amérique des bons sauvages du Nouveau monde et les îles mélanésiennes parsemées de huttes dans La Ligne rouge, Malick filme avec un soin méticuleux le thème du paradis perdu. Un couple de paysans, Franz et Franziska Jägerstätter, ainsi que leurs trois ravissantes enfants, mènent une existence pleine de labeurs, éreintants mais édifiants, dans le village de Sankt Radegund, niché dans une vallée montagnarde de la région de Salzbourg. Comme une incarnation de l’idéal jeffersonien de la société des citoyens-fermiers, la vie de ces agriculteurs transis d’amour et de tendresse est rythmée par les saisons, l’angélus et les fêtes populaires. Pour Malick, la vie bonne est résolument du côté des gens qui mènent, tels que le décrit la citation finale de George Eliot, une « existence cachée ».

Hélas, la folie nazie et la guerre vont réveiller les passions violentes les plus masquées au sein du village. La joie simple de la vie communautaire se mue alors en un holisme oppressif et persécuteur. Dans ce champ de la morale close, Franz refuse de prêter serment à Hitler, contre la quasi-totalité de son bourg et l’infernale machine administrative du IIIe Reich. Comme une longue litanie de vie et de douleur, la passion que vont subir chacun des membres du foyer familial, à leur mesure, s’élève progressivement vers le Ciel, en suivant les mouvements d’Haendel dans son oratorio Israël en Egypte.

La primauté de la conscience

Le choix par Terrence Malick de Franz Jägerstätter n’est pas anodin : sa vie héroïque et humble peut s’inscrire dans une lignée de grands martyrs pour leur fidélité à ce qu’ils croyaient juste et bon, à l’image de Thomas More en Angleterre ou surtout Pierre Kibe Kasui dans le Japon du 16e siècle. Ce dernier étant béatifié la même année que lui, en 2007, comment ne pas y voir une réaction au Silence de Scorsese. On sait que Malick avait écrit une lettre au cinéaste italo-américain à la sortie de Silence en lui posant la question « Qu’est-ce que Dieu attend de nous ? ». Ce script prend aussi son sens à la lumière de l’influence prépondérante du transcendantalisme d’Emerson et des écrits de Thoreau sur l’œuvre de Malick. « Pourquoi alors chacun aurait-il une conscience ? Je pense que nous devons d’abord être des hommes, et sujets ensuite », professe ainsi Thoreau dans La Désobéissance civile (1849).

Terrence Malick approfondit ainsi la vision morale du monde telle qu’il essayait de l’exprimer depuis trois films. Non pas une posture moralisatrice, mais une éthique de vie, au service d’une existence digne et libre, celle d’un homme amoureux de sa femme, enraciné, et profondément révulsé par les horreurs du nazisme. Faut-il courber l’échine, accepter l’allégeance honnie mais épargner à sa famille un avenir de veuve et d’orphelines ? Un à un, Franz refuse toutes les compromissions, les petits arrangements, les calculs politiques d’un Créon, la prudence effrayée de l’évêque, les manipulations de la vérité. Si la conscience est ainsi sacralisée, c’est que pour Franz comme pour « Terry », la faire taire, c’est atteindre à l’être même. Encore faut-il être disposé à accueillir, pour ses proches comme pour ses concitoyens, ce regard sur le monde à l’aune de la vérité (la guerre allemande est injuste), tout comme regarder un film malickien suppose une réelle disposition à l’expérience spirituelle. Alors la vérité éclate, et Franziska bénit son mari dans son chemin d’intégrité morale, lui donnant la force d’aller jusqu’au bout de son martyr.

Une narration retrouvée

La trame du film suit la correspondance épistolaire des époux durant la captivité de l’agriculteur. Terrence Malick retrouve ainsi un narratif, accessible et vibrant, tout en maintenant son art des dialogues sobres et prophétiques, au service de l’analyse méthodique et particulièrement creusée du combat spirituel. Même le choix contestable de faire parler les justes en anglais et les persécuteurs dans un allemand agressif et non sous-titré, position étrange pour ce traducteur de Wittgenstein, est affranchi par les déclarations d’amour en allemand entre Franz et Franziska dans la fin du film, rappelant que cette langue germanique est aussi celle de la tendresse.  

Dans Un jardin parmi les flammes, Philippe Fraisse confessait « Il y a dans le cinéma de Terrence Malick un peu plus que du cinéma ». En sortant de la salle bouche bée et retourné par le petit miracle qui s’était opéré à l’écran, dans un Paris désert, il me semblait évident que la prochaine œuvre du réalisateur, d’ailleurs annoncée, ne pouvait que porter sur Jésus de Nazareth. Comme si l’emballement productif de Malick, incompris par la critique, pendant ces dernières années, n’avait comme fin qu’un tel achèvement. Comme si, toujours en réponse à Scorsese et à son fameux film La Dernière tentation du Christ, Malick voulait pousser jusqu’au bout son éthique déontologique. Comme si finalement Malick s’échappait du cinéma pour s’y réaliser.