Les échecs, c’est pour tout le monde. Pour peu qu’on y consacre quelques efforts. Malgré son aspect austère, le plateau aux 32 pièces a su être un vecteur incroyable de mixité sociale et culturelle. Même après la victoire de l’ordinateur.

« Certes, je comprenais en principe qu’un jeu si particulier, si génial pût susciter des matadors, mais comment concevoir la vie d’une intelligence tout entière réduite à cet étroit parcours, uniquement occupée à faire avancer et reculer trente-deux pièces sur des carreaux noirs et blancs, engageant dans ce va-et-vient toute la gloire de sa vie ! ». Ce passage de Stefan Zweig, dans les premières pages de sa nouvelle Le Joueur d’échecs (1943), soulève d’emblée une incompréhension qu’aurait à nouveau exprimée Albert Einstein devant l’activité professionnelle du champion du monde Emmanuel Lasker. Quelle perte pour la société que ce gaspillage de neurones pour un jeu, plutôt qu’à des fins utiles !

J’ai pratiqué ce jeu royal et millénaire. J’ai vécu les échecs. Je connais leur odeur de mauvais café, la lumière blafarde des gymnases pavés d’échiquiers, la texture des pièces en plastique sur des cases vertes et blanches, l’intense concentration lors des séances de préparation avant les compétitions et l’émulation festive de l’analyse de nos parties ex-post.

Moi-même, j’ai pratiqué ce jeu royal et millénaire. J’ai vécu les échecs. Je connais leur odeur de mauvais café, la lumière blafarde des gymnases pavés d’échiquiers, la texture des pièces en plas- tique sur des cases vertes et blanches, l’intense concentration lors des séances de préparation avant les compétitions et l’émulation festive de l’analyse de nos parties ex-post. Et malgré tout le plaisir que j’ai pu retirer de ce jeu, j’ai pris le par- ti d’Einstein face à Lasker, et décidé de vaquer à d’autres desseins professionnels, plus utiles.

Dès lors, pourquoi tant de champions donnent- ils leur vie, comme Carlsen, Karpov ou Vachier-Lagrave, à cette discipline ? Tous ne sont pas fous comme Bobby Fischer, qui a fini sa vie exilé face à l’URSS rivale, ou le narrateur de la nouvelle de Zweig, schizophrène. C’est que, plus qu’un jeu, les échecs sont une société.

L’amour du Roi et de sa Dame

Comprenez d’abord que c’est un des plus vieux jeux du monde, et un des plus parfaits, à travers un lent processus de maturation dont chaque joueur se sait tributaire. En effet, nés de la rencontre entre l’Orient et l’Occident, les échecs sont inventés en Inde au vie siècle et mûris en Perse sous la forme du shatrandj, avant d’être adoptés par les Arabes conquérants dès le VIIe siècle. C’est à travers le commerce, mais également les croisades, que l’Occident incorpore cette activité dans sa culture, non sans évolutions. La part d’aléa dans le jeu arabe qui consistait en l’usage de dés fut interdite au XIIe siècle par l’évêque de Rome tandis que les pièces non figuratives des musulmans devinrent figurées. Jouer aux échecs, c’est honorer humblement à chaque partie la progression de l’esprit humain dans la créativité, l’expérience et le savoir.

Illustration de Camille Patureau pour Limite.

L’article dont est tiré cet extrait est à retrouver dans le dossier central du 21ème numéro de Limite, la première revue d’écologie intégrale. L’essayer, c’est l’adopter !

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