Le principe responsabilité, paru en 1979, a rendu Hans Jonas internationalement célèbre. Quelques unes de ses idées ont été largement propagées, mais souvent d’une manière déformée. Près de quarante ans plus tard, le temps est venu de le relire et surtout de le lire mieux. La dernière partie de l’ouvrage où il critique la pensée de Ernst Bloch, l’auteur du « Principe Espérance », peut nous aider à nous déprendre du dangereux envoûtement de la pensée utopique sous toutes ses formes, de ce qu’il a appelé « l’appât de l’utopie ».

Jonas recourt à une formule qui a été peu remarquée jusqu’ici : à ce qu’il appelle l’« optimisme impitoyable », il oppose, comme l’attitude qu’il préconise, un « scepticisme miséricordieux ». Notons-le bien : il ne s’agit pas d’opposer une attitude pessimiste (on ne changera jamais le monde) à l’attitude optimiste, mais d’opposer un scepticisme – un doute quant aux promesses du progrès et de la libération – à un optimisme qui peut être qualifié d’« impitoyable » parce qu’il est sans pitié pour les hommes tels qu’ils sont.

En quoi cet optimisme comporte-t-il quelque chose d’impitoyable et de foncièrement inhumain ? Tout d’abord parce qu’il va de pair avec une méfiance  et même un mépris envers l’homme présent. On s’inscrit dans cette alternative : ou bien la déchéance, la misère  et la médiocrité, ou bien le salut dans l’utopie. Ensuite parce qu’il comporte une méfiance envers l’humanité empirique et concrète. Jonas se gausse de ceux  qui se proclament «miséricordieux », mais dont la philanthropie dissimule une foncière « absence de miséricorde ». Songeons à la phrase terrible de Jean-Baptiste Carrier en 1793 au cours de la Guerre de Vendée: « c’est par principe d’humanité que je purge la terre de la liberté de ces monstres. »

Jonas analyse ainsi finement le climat existentiel propre à l’espoir utopique et son fréquent renversement dans le désespoir. « Indépendamment des dangers d’une foi qui n’est troublée par aucun scepticisme, restent encore ceux de la foi déçue : ceux du désespoir. (…) La vérité de l’idéal (…) déclare n’importe quel état en dehors de lui indigne de l’homme. » Si par malheur, comme cela arrive régulièrement, celui qui a adopté cette foi fait l’épreuve de la désillusion, du désenchantement, alors il ne peut que sombrer dans le désespoir, ne pouvant  pas avoir de sentiment positif envers le monde tel qu’il est ni envers sa propre existence mondaine. Il va certes devoir s’astreindre à y vivre, mais sans amour ; il va adopter une attitude de « modération », mais celle-ci sera une résignation amère. 

A l’inverse, en parlant de « miséricorde », Jonas exprime à la fois une attitude de compréhension envers la faiblesse humaine, et envers une « ambivalence » propre à l’homme (on n’est jamais « tout bon, tout beau, tour gentil ») et une confiance, une foi raisonnable en la nature humaine, capable de grandes choses. Jonas, penseur juif, exprime ici une sensibilité manifestement chrétienne, où la miséricorde repose sur un amour inconditionnel, qui n’attend pas que les hommes aient fait leurs preuves, qu’ils aient satisfait à certains « critères d’admission », pour que leur soit reconnue une dignité. 

Aimer ce qui est, « au déjà-là »

Le « scepticisme miséricordieux » de Jonas consiste donc en un dépassement de l’alternative de l’optimisme et du pessimisme purs et simples : contre le dilemme du « tout ou rien », Jonas prétend que c’est seulement en retrouvant un amour du monde existant, reconnu pour lui-même, que la résignation ne sera plus amère, mais joyeuse. 

Jonas se réfère à l’exemple biblique du Déluge comme une leçon dont devrait s’inspirer l’éthique humaine. « Dieu se repend d’avoir créé l’homme ».  Sa sainte colère, suivie du châtiment du Déluge, impliquait une alternative du tout ou rien : ou bien la Création est parfaitement réussie, ou bien elle est imparfaite puisqu’elle contient du Mal, et dans ce cas, un tel monde mérite d’être détruit. Or, il a compris ensuite qu’il devait dépasser ce dilemme : « Je ne maudirai plus la Terre à cause de l’homme ». Sans renoncer à manifester son courroux envers les méfaits humains, il prend son parti de l’imperfection de l’humanité et du monde en général, renonçant donc à l’idéal d’une humanité parfaite. Il admet implicitement que sa Création en vaut la peine même si elle est imparfaite, que sa bonté foncière l’emporte sur le Mal, et donc qu’il avait eu raison, lors de la Genèse, de constater à chacune de ses étapes que « cela était bon ».  « Autrement dit, un but plus modeste que l’homme parfait a été accepté par Dieu lui-même » ; but sur lequel fonder une « éthique de la limitation » (Bescheidung) et d’une certaine modération (Bescheidenheit). 

Problème : comment peut-on rendre la modération attirante, de telle sorte qu’elle puisse contrecarrer l’ « appât de l’utopie » ?  « Le mot ‘modération’ n’inspire pas, admet Jonas. ‘L’homme parfait’ ou l’’homme nouveau’, voilà ce qui inspire et a conduit aussi les hommes à un dévouement extraordinaire et aux plus grandes sacrifices. » 

Le différend avec Ernst Bloch trouve ici sa pleine mesure. Bloch voit l’humanité comme « aliénée », c’est-à-dire comme divisée entre son existence présente (supposée « inauthentique ») et son essence (son être  supposé « authentique »).  Ou, dans les termes de Bloch, entre l’« être » et le « pas-encore-être ». Il s’agit donc pour l’homme de rejoindre sa propre essence véritable, faute de quoi il restera captif d’une existence inauthentique. 

Telle est la leçon de Jonas : faire comprendre aux hommes la richesse inhérente au déjà-là ; un déjà-là qui est porteur non pas de la possibilité d’un renouveau radical, mais de prouesses diverses.

Ce « pas-encore-être », Jonas le récuse.  Il inverse complètement la perspective en reprenant le terme de Bloch d’un être « authentique » : « La vérité est que (…) l’’homme authentique’ était là depuis toujours – avec ses hauts et ses bas, sa grandeur et sa dérision, son bonheur et son tourment, sa justification et sa culpabilité – bref, dans toute son ambivalence qui est inséparable de lui. » 

Lorsqu’on cherche à couper le lien avec l’« appât de l’utopie », on ne retrouve pas forcément un triste et gris présent, mais un ancrage temporel et charnel riche de ressources, on retrouve l’homme tel qu’il est. Telle est la leçon de Jonas : faire comprendre aux hommes la richesse inhérente au déjà-là ; un déjà-là qui est porteur non pas de la possibilité d’un renouveau radical, mais de prouesses diverses.

Par cette trouvaille discrète et ingénieuse, fondée sur une forme d’humilité principielle, ontologique, Jonas a découvert un biais pour échapper au dilemme : ou bien  l’espoir progressiste utopique d’une perfectibilité conduisant à une perfection ultime ou bien le consentement résigné à un ordre du monde où l’imperfection est la règle. Ou bien le désir, ou bien l’absence de désir. Ou bien l’exaltation lyrique, ou bien l’abattement mélancolique. L’homme est à la fois grand et pitoyable.  Ces deux pôles (grandeur et petitesse, hauteur et bassesse) sont indissociables – pas seulement parce que l’homme restera toujours petit malgré ses moments de grandeur (comme l’a dit Pascal), mais parce que sa faiblesse même est aussi une source de créativité.  

Il y a donc, foncièrement, une « ambivalence », mais qui doit être envisagée de manière positive. Si vous voulez supprimer cette ambivalence et créer un homme seulement grand ou parfait (qui serait tout bon, tout beau, tout gentil), vous allez aussi tuer ses sources de créativité, et donc la possibilité même pour lui de déployer toutes les potentialités de son être.