Lecteur de Limite et professeur de sciences économiques et sociales, Guillaume Jehannin a souhaité répondre à l’entretien réalisé avec François Bégaudeau dans le numéro 15 de la revue. Son témoignage nourrit le débat qui nous anime tous. Il nous a paru intéressant de le publier.

« Je me permets de réagir à l’entretien de François Bégaudeau car celui-ci me semble important, non seulement par ce qui y est écrit, mais surtout par ce qui ne l’est pas.

Bégaudeau ou l’opportunité de penser autrement

La revue Limite, comme nous tous, n’échappe pas aux remous provoqués par la crise profonde qui touche le clivage gauche/droite. Limite profite de cette situation pour permettre la rencontre de personnes de bonne volonté qui n’appartiennent pas au même camp. C’était déjà le cas des non-conformistes des années 1930 et d’auteurs dont Limite se réclame comme George Orwell, Jean-Claude Michéa ou Gilbert Keith Chesterton.

Mais ce bonheur d’intelligence ne doit pas nous empêcher de voir qu’il y eut quand même une gauche catholique qui a pu exister par elle-même. Cela en dehors des catégories simplistes qui font de la gauche le vecteur du progrès et de la justice sociale et de la droite le fourrier du conservatisme et du pragmatisme[1]. Cette gauche catholique a aussi permis à une droite catholique d’exister, dans des conflits idéologiques normaux en démocratie, mais dans une espérance commune.

Bégaudeau ou la tentative de sortir des ornières intellectuelles

Dans votre entretien, François Bégaudeau nous donne l’illusion de sortir des repères politiques classiques et cela nous le rend sympathique.

La droite navigue pour lui entre le bourgeois « cool » (qui a son équivalent à gauche dans un bobo social-démocrate) et le bourgeois « hard » qui allie toujours dans ses intérêts de classe un conservatisme de valeurs et un libéralisme économique toujours producteur d’inégalités. La gauche justifie ce même libéralisme économique mais cette fois-ci au nom de la concurrence mondiale fatale (c’est la version « pragmatique » d’Emmanuel Macron) et s’efforce de ne pas ressembler à la bourgeoisie de droite en faisant diversion sur des débats sociaux.

Dans le même temps, Bégaudeau, par une tournure d’esprit qu’il rapproche de celle d’Orwell et de Michéa, a conscience qu’il faut soutenir les catégories populaires (qui étaient avant défendues par le Parti communiste et la CGT) et qui sont prises au piège de l’idéologie libérale comme d’une idéologie xénophobe portée par le Rassemblement national dont la vision de la mondialisation reste caricaturale.

Bref, soit on est de gauche et on est social-libertaire-libéral économique, soit on est de droite et on est ultra-libéral ou ultra-nationaliste…Et comme on ne peut plus être communiste vu le bilan désastreux de son histoire et que nous chérissons tous les idées libérales politiques, on n’est pas sorti de l’auberge. On ne peut que naviguer au gré de l’actualité politique entre la gauche et la droite, le pragmatisme et l’extrémisme, sans boussole, mais avec le plus de joie possible.

Bégaudeau ou le manque d’espérance

Et voilà ce que je souhaiterais ajouter à l’entretien de Bégaudeau. Il y a eu une gauche, la gauche catholique, qui a permis, pour un temps, de sortir des impasses classiques de l’affrontement gauche/droite (on l’a appelé un temps par exemple la « nouvelle gauche » pour une partie de ces membres). Elle pourrait permettre de faire face aux impasses actuelles de ce même affrontement. Cela permettrait à la droite de garder cette dimension qu’Alexandre de Vitry[2] a pu souligner, celle de la méfiance salutaire qu’elle peut avoir d’elle-même tout en assumant le conservatisme qui la constitue. Et de ce fait, de ne pas se radicaliser dans une alternative libérale-économique/nationale-conservatrice, en pouvant discuter avec cette gauche catholique (les positions de la CFTC en témoignent).

Le manque de repères et le positionnement impossible aussi bien politiquement que spirituellement de Bégaudeau proviennent d’un oubli de ce qu’à pu être l’expérience d’une gauche qui était « avec les gens » et en même temps dans l’espérance chrétienne pour éviter l’antihumanisme de la gauche communiste ou d’extrême gauche de l’époque.

Cette expérience d’une gauche catholique permettrait aussi de sortir du piège tendu par Emmanuel Todd. Quand il analyse les manifestants lors des ralliements « je suis Charlie » en 2015, il parle de regroupement de « cathos zombie », sans pouvoir aller au delà du constat[3]. Il faut peut-être, et c’est à mon avis l’objet de Limite, permettre de sortir de cette « zombéification » des cathos, pour redonner de l’espérance à une nouvelle génération qui en aura bien besoin.

Le symptôme Bégaudeau d’une impasse moderne

La question est alors de s’interroger sur les raisons qui ont poussé les catholiques de gauche à devenir « zombie » ? La question qui se pose après la lecture de l’entretien avec Bégaudeau est donc celle-ci : comment retrouver les catholiques de gauche qui ont agi aussi bien dans la gauche « réformiste » (pas loin des démocrates-chrétiens) que dans la gauche « utopique » (qui de JOC en JAC, de MRP en PSU ont nourri des visions humanistes permettant de penser un christianisme social et une démocratie chrétienne).

Je vois deux éléments de réponse à cette question :

  • D’abord, il faut que la gauche arrête d’avoir honte et peur de la religion, et relise son histoire. Il faut que l’on puisse à nouveau retrouver le feu du christianisme qui a nourri des intellectuels et acteurs politiques comme Jacques Ellul ou Ivan Illich. Bref , que la gauche, et en particulier à l’université, retrouve une tradition de pensée qui relie le fondamental (l’homme dans sa spiritualité qui peut penser l‘impensable comme la mort, le mal, c’est à dire les fondements d’une culture à laquelle on doit croire pour se construire), et les sciences sociales. Or, aujourd’hui les sciences humaines ont discrédité le fondamental, et rabaissent l’homme sur les seules logiques sociales. Je pense, avec Michel Fromaget, que penser la société passe par la logique trinitaire « corps-âme-esprit », et que la gauche doit s’emparer de cette approche[4]. Cela lui éviterait le progressisme béat du fait d’un rejet de l’espérance chrétienne et redonnerait aux catégories populaires les moyens de se penser dans un ordre aussi spirituel[5]. C’était peut-être cela aussi la crise des Gilets Jaunes… Malheureusement, la génération « Bégaudeau » est souvent incapable de cette aventure spirituelle tellement le « nihilisme contemporain » a marqué le terrain. Alors, Limite, voilà votre rôle !! Une rubrique « gauche/droite » qui marquerait en quoi ce clivage pourrait être dépassé par l’espérance chrétienne serait à mon avis bienvenue….
  • Ensuite, il faut que la gauche évite le piège qui est parfois chez Limite, celui de la radicalité qui pousse à l’extrémisme politique (le piège de l’extrême gauche, du « gauchisme » disait-on à la belle époque du communisme orthodoxe !!). L’héritage des chrétiens est de ne pas faire du pouvoir une fin en soi (rendre à César…) et donc de penser le pouvoir comme moyen. Les chrétiens (et cela a été la force de la démocratie chrétienne) est de penser la « modération centriste » (donc le pragmatisme) en même temps que la radicalité des projets[6] (l’écologie aujourd’hui par exemple) par sa faculté à être avec les gens (la charité chrétienne a par exemple accouché de l’éducation populaire dans le champ du social) et donc à échapper aux utopies (les lendemains qui chantent) qui sont les autoroutes menant vers les dictatures. Cette modération radicale correspond exactement à la question des « limites »[7] : poser les limites aujourd’hui à l’économie et à la société pour éviter les dégâts d’une société qui « dépasse les bornes »[8] passe par une approche « pragmatique » (où poser les bornes, c’est très concret) et en même temps « radicale » (il faut oser s’arrêter ou avancer radicalement différemment).

La gauche catholique a tout pour penser le monde aujourd’hui à condition d’échapper au pessimisme nostalgique de Bégaudeau, à son nihilisme qu’il porte à son corps défendant, et aussi donc à la naïveté parfois utopique de Limite. Et, dans le souvenir du scoutisme de Robert Baden-Powell, cela doit aussi permettre aux cathos de droite de se glorifier d’une tradition qui doit permettre de faire réfléchir la gauche… »


[1] Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel (2015) : « A la gauche du Christ », Seuil (ed)

[2] Alexandre de Vitry (2018), « Sous les pavés, la droite », Desclée de Brouwer (ed)

[3] Emmanuel Todd (2016), « sociologie d’une crise religieuse, qui est Charlie ? », Seuil (ed)

[4] Michel Fromaget (2017) : « Corps-Ame-Esprit : introduction à l’anthropologie ternaire », Almora (ed)

[5] Isabelle Prêtre (2000) : « La folie des modernes : réponse à André Comte-Sponville et à Luc Ferry », François-Xavier de Guibert (ed)

[6] Gaultier.Bès (2017) : « Radicalisons nous : la politique par la racine», Première Partie (ed)

[7] Gaultier Bès (et allii) : « Nos limites », Le Centurion (2014)

[8] I.Illich dirait que nous avons dépassé nos seuils de contre-productivité. Voir par exemple l’ouvrage de Olivier Rey (2014) : « Une question de taille », Seuil (ed)

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