Tenter de vivre la bonne présence, de saisir les occasions favorables : tel est le défi que chacun s’efforce, avec plus ou moins de bonheur, de relever au quotidien. Mais dans l’épreuve de la maladie ou celle de l’incarcération, notre rapport au temps se pose avec une intensité particulière. Eléments de réponse avec Anne Lécu, sœur dominicaine, médecin en prison.

Le temps de l’épreuve

L’épreuve vient par où on ne l’attendait pas. Elle peut avoir de multiples formes. Elle nous rappelle notre condition incarnée et vulnérable. L’épreuve de la maladie physique peut être insidieuse ou brutale. Le corps devient opaque, étrange, incompréhensible. L’épreuve de la maladie psychique est souvent plus déroutante encore. Le sentiment d’étrangeté de soi à soi est doublé de l’étrangeté perçue par les autres. La maladie instaure un sentiment de danger, le danger de la mort, épreuve par excellence, irrémédiable perte pour ceux qui restent. L’épreuve est bien souvent « condamnation ». « Il est condamné », dit-on dans les maladies graves. Comme une sentence, comme un jugement.

Pour ceux qui fréquentent les prisons, comme moi depuis près de vingt ans, la condamnation est d’abord celle du tribunal, il s’agit d’une « peine » prononcée par des juges, d’un espace de temps pendant lequel une personne reconnue coupable pour des faits donnés sera privée de liberté. Mais la condamnation se redouble de beaucoup plus que de la perte de la liberté. Les personnes détenues sont condamnées à vivre loin de leurs proches et loin de leur maison. L’épreuve de la faute commise peut se redoubler pour beaucoup de l’épreuve de la peine subie, et parfois de l’épreuve de multiples maux subis dans l’enfance ou dans la vie « d’avant ». Car la prison est un lieu de misère avant tout.

L’épreuve se redouble aussi lorsque le monde de celui qui la subit s’effondre. Quand l’amour n’aime plus, quand l’espérance n’espère plus, quand la confiance ne croit plus, quelle épreuve. L’épreuve enfin, c’est la peine et l’angoisse que vivent ceux dont un proche est éprouvé, malade, perdu de vue, incarcéré, violenté.

Chronos, ou le temps-espace

L’épreuve bouleverse notre rapport au temps. Dans la fluidité du quotidien, le temps coule, et nous le laissons faire. Nos montres et autres objets connectés se règlent eux-mêmes, nous organisons notre temps en fonction des agendas des uns et des autres. Nous vivons le temps chronologique, du grec chronos, ce temps qui est une forme d’espace, mesurable, évaluable, quantifiable. Ce temps court, et l’on se souvient des Grecs qui disaient volontiers que Chronos est un dieu qui mange ses enfants. Parce qu’il est ainsi objectivé par des instruments de mesure, nous vivons ce temps-espace en commun et pouvons, via doodle ou autre, prendre des rendez-vous et, ô miracle, nous retrouver.

Lors de l’épreuve, ce temps calendaire est comme troué, rompu, marqué au feu. Celle qui s’est un jour cassé la jambe au ski peut se souvenir des années durant qu’elle est […]

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