Lorsque nous avons rencontré Philippe Bihouix, nous étions en 2016 et venions de lire son essai L’Âge des low-tech (Seuil, 2014). La précision et la rigueur de son argumentation nous avait alors frappé. L’écologie high-tech y était décortiquée et renvoyée à ses contradictions. Le malaise éducatif, hier déjà souligné, se fait ressentir vivement depuis quelques temps, alors que la numérisation de l’apprentissage prend un nouvel élan. Écoliers assignés à résidence et sommés d’apprendre en « mode virtuel », voilà qui ne dénote pas tant avec les projets gouvernementaux de « l’école numérique ». Philippe Bihouix s’évertue depuis plusieurs années à alarmer le grand public d’une telle dérive. La piqûre de rappel vient à point.

Propos recueillis par Luc RICHARD

Depuis la rentrée 2016, l’Éducation Nationale a basculé dans « l’école numérique ». De quoi s’agit-il? Comment se fait-il que si peu de monde soit au courant de ce projet?

L’école numérique, c’est un ensemble d’équipements et de pratiques: tableaux blancs interactifs, classes mobiles (des chariots de tablettes tactiles distribuées pour un cours), « cartables électroniques » remplaçant les manuels scolaires, espaces numériques de travail (des portails pour partager des documents entre enseignants, familles et élèves), logiciels de cahier de texte et de saisie de notes…

La rentrée 2016 est un sérieux coup d’accélérateur, avec la mise en œuvre du « plan numérique pour l’école » lancé par le président de la République en 2014. Il s’agit notamment d’équiper, d’ici 2018, chaque élève d’un ordinateur ou d’une tablette, et de développer ressources et approches pédagogiques pour numériser toutes les disciplines.

Vu l’ampleur du projet et le bouleversement induit, il est étonnant que cela fasse aussi peu de bruit. J’y vois potentiellement trois raisons. D’abord, la société française a bien d’autres sujets de préoccupation en ce moment. Ensuite, il y a un a priori positif sur l’équipement numérique du système scolaire : on investit sur les jeunes, pour l’avenir, on explique qu’on lutte contre les inégalités et l’échec scolaire, c’est forcément bien.

Enfin, le débat sur la réforme du collège a masqué les enjeux du plan numérique. Les deux sujets relèvent néanmoins d’une même logique: par la culture du changement permanent, on déboussole un corps enseignant déjà soumis à rude épreuve ; on se lance dans une mise en œuvre massive, pour des raisons idéologiques plus que pragmatiques, à la va-vite, sans réel retour d’expérience ; on construit une scolarité papillonnante, alors que les fondamentaux sont de moins en moins maîtrisés…

La volonté d’équiper massivement les écoles en outils informatiques n’est pas nouvelle. Pouvez-vous brièvement nous en rappeler la genèse?

Depuis 150 ans, on ne compte plus les technologies qui devaient « révolutionner » le système éducatif: lanterne magique (ancêtre du logiciel PowerPoint) au XIXe siècle, cinéma au début du XXe – Thomas Edison prédit même la fin des livres en quelques années –, radio dans les années 1930, télévision dans les années 1950, machines à enseigner (des automates électromécaniques avec questionnaires à choix multiples) dans les années 1960… avant de voir poindre les premiers ordinateurs au début des années 1970.

Les mêmes arguments sont repris à travers les âges: éveil de l’intérêt des enfants, possibilité d’adapter le rythme de l’enseignement à chaque élève, participation et implication accrues, ouverture de l’école sur le monde… Les fabricants d’équipement en sont évidemment les plus ardents promoteurs. Las, les prophéties enthousiastes sont démenties, les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances (ou des promesses). On trouve des excuses : taux d’équipement trop faible, formation des profs insuffisante, contenus pédagogiques n’ayant pas suivi…

“En matière de technologie, on ne peut séparer le bon grain de l’ivraie, avoir les bons usages sans les mauvais”

Philippe Bihouix

Pendant 40 ans, les « plans » informatiques s’enchaînent, comme l’opération TO7 (qui permet de soutenir la société fraîchement nationalisée Thomson au début des années 1980) et le plan « informatique pour tous » de 1985… jusqu’à l’accélération actuelle: achat de tableaux numériques, de clés USB, de tablettes, d’ordinateurs portables…

Sur le volet pédagogique, il y a une différence notable: dans les années 1970 et 1980 on parle surtout d’éduquer à l’informatique, d’apprendre ce qu’est un ordinateur et la programmation, pour développer au passage rigueur et méthodologie. Aujourd’hui, on prétend éduquer par l’informatique, et bousculer les approches pédagogiques dans toutes les matières.

Le problème de l’arrivée des technologies numériques à l’école n’est-il pas plutôt celui de l’usage que l’on va en faire? Peut-on les utiliser à bon escient?

Oui, il peut y avoir de bonnes idées et des expériences réussies, mais on sait aussi depuis belle lurette qu’en matière de technologie, on ne peut séparer le bon grain de l’ivraie, avoir les bons usages sans les mauvais. 

La question est donc plutôt: l’enseignement est-il ou peut-il être meilleur avec le numérique, formera-t-il des élèves plus épanouis, de bons citoyens, au point de compenser ses aspects nocifs – par exemple les risques sanitaires comme l’addiction aux écrans?

Et la réponse est clairement non: il n’y a pas de corrélation entre numérisation et performance des élèves. C’est le résultat de l’enquête OCDE / Pisa 2015: « En moyenne […] les pays qui ont consenti d’importants investissements dans les TICE [Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement, n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats […] ». Au contraire, les systèmes utilisant davantage les TICE que la moyenne ont des résultats plus faibles!

On nous promet beaucoup grâce au numérique… Il motiverait les élèves incapables de se concentrer: mais des recherches montrent qu’il ne faut pas confondre motivation pour l’apprentissage et motivation pour l’outil, et que les supports trop riches, ou animés, sont parfois trop exigeants pour le cerveau, surtout pour les enfants en difficulté. Et le manque d’attention des élèves ne vient-il pas en partie de leur pratique du numérique et de la société du multitâches ?

Il permettrait une pédagogie active: mais un apprentissage actif est lié à la production de contenu, qui n’est pas l’apanage du numérique (cf. la pédagogie Freinet dès les années 1920 qui proposait d’utiliser du « matériel » scolaire, ateliers, promenades, menuiserie, pour apprendre). Il serait également ludique: mais il n’a pas le monopole du jeu! On ne constate pas de différence de performance d’apprentissage entre deux groupes ayant joué et produit du contenu, l’un avec du numérique, l’autre sans…

Le numérique aurait aussi la capacité d’offrir des ressources pédagogiques illimitées: mais a-t-on jamais pointé la « pauvreté » des manuels comme une cause de la crise de l’école? Enfin il permettrait de lutter contre les inégalités: mais la « fracture numérique » aujourd’hui s’est inversée ; les enfants défavorisés sont les plus équipés, alors que la numérisation du travail à la maison exige un suivi parental plus appliqué.

Quid des conséquences environnementales? L’écologie et le développement durable sont l’un des arguments majeurs déployés par l’Éducation nationale nous faire accepter ce qui est présenté comme une évolution obligatoire. La dématérialisation des outils pédagogiques permettra-t-elle d’économiser des ressources matérielles (comme le papier)?

La dématérialisation est un mythe – et non, la consommation de papier ne baisse pas en numérisant! Il faut fabriquer et alimenter les équipements personnels, mais aussi les millions de serveurs, de bornes Wifi et d’antennes-relais, les milliers de répéteurs et routeurs, de câbles terrestres et sous-marins, de satellites et de centres de données…

Les ordinateurs, les tablettes, les smartphones contiennent des métaux précieux ou rares, des matières plastiques et des produits chimiques issus du pétrole ou du gaz – des ressources prélevées dans un stock épuisable. L’électronique mondiale mobilise 10% de l’or, 20% de l’argent, 35% de l’étain et du cobalt, 60% du tantale extraits chaque année… La fabrication des composants, y compris le silicium, consomme des énergies fossiles, de l’eau et des produits toxiques: arsenic, antimoine, phosphore, acides…

Les ressources sont très mal récupérées en fin de vie. 85% des déchets électriques et électroniques partent en décharge ou en incinérateur. 15% sont recyclés, soit de manière « informelle » – et effroyablement polluante – dans les bidonvilles du Ghana, d’Inde ou de Chine, soit dans une poignée d’usines « de classe mondiale », où par une série d’opérations complexes on récupère environ 15 métaux différents… sur les 30 contenus dans les équipements.

Le numérique consomme 10% de l’électricité mondiale et émet plus de CO2 que le trafic aérien. Il faut faire tourner les serveurs et ordinateurs, émettre les ondes électromagnétiques des antennes-relais et des bornes Wifi, climatiser les centres de données. Les progrès technologiques, indéniables, sont réduits à néant par un fabuleux « effet rebond »: le volume des données échangées et stockées explose.

Outiller tous les élèves et déployer l’infrastructure nécessaire, c’est une énorme dépense écologique… on gâche des tombereaux de ressources, on détruit chaque jour un peu plus l’environnement, sous prétexte de « modernité », pour un résultat pédagogique moins bon!

85% des déchets électriques et électroniques partent en décharge ou en incinérateur. 15% sont recyclés, soit de manière « informelle » – et effroyablement polluante – dans les bidonvilles du Ghana, d’Inde ou de Chine

Dans votre livre, on découvre qu’une figure de proue du patronat catholique, Henri de Castries, PDG d’Axa, fait la promotion de cette école numérique à travers l’Institut Montaigne (think tank dont il est le président). Quel est l’intérêt des grandes entreprises à voir se développer l’outil numérique à l’école?

C’est bon pour la croissance! Même les plus libéraux des patrons comptent aussi sur la commande publique… Les multinationales de l’informatique sont à l’affût, tant les volumes en jeu, dans le cas de l’Education nationale, sont énormes.

Ainsi du partenariat signé en novembre 2015 avec Microsoft France: après avoir mis le grappin sur les enseignants « innovants » (un Forum dont Microsoft est le seul partenaire industriel) et créé sa « classe immersive » à Issy- les-Moulineaux (un espace témoin pour les enseignants), après avoir rédigé un livre (L’atout numérique, par son PDG Eric Boustouller) contre la « mélancolie » de ceux qui ne veulent pas acheter assez de numérique (« On ne peut continuer à avoir une école en noir et blanc dans un monde en couleurs! […] Il est grand temps de faire tomber les murs »), Microsoft « offre » 13 millions d’euros au Ministère… Mais si Satya Nadella, le patron qui gère 86 milliards de chiffre d’affaires, vient en personne vendre de l’e-éducation au président de la République, c’est qu’il espère un certain retour sur investissement… à financer par les contribuables français.

Dans votre précédent ouvrage, L’Âge des low tech, vous avez montré de manière très convaincante les contradictions de « l’écologie high-tech », pour laquelle la catastrophe environnementale se résoudra grâce à des solutions techniques. Et vous démontrez que les ressources en métaux rares vont être de plus en plus difficiles à extraire dans un contexte où l’énergie va devenir de plus en plus coûteuse. Par conséquent, l’école numérique est-elle à long terme condamnée ?

Il y a un moment où cette dépendance technologique aux ressources non renouvelables posera problème, à l’école comme ailleurs. Même s’il est difficile de savoir à quel terme, et comment les choses se passeront – c’est- à-dire à quelles priorités seront consacrées les ressources limitées, et quelles en seront les conséquences sociales –, il serait effectivement idiot de miser toute notre pédagogie sur les technologies de pointe. Cela dit, je n’ai pas d’inquiétude sur notre capacité, le jour venu, à réinventer des méthodes pédagogiques sans outillage numérique. Rien de compliqué, contrairement à notre système de production agricole ou de santé, par exemple.

Le risque n’est pas de construire une école non « résiliente », mais d’amorcer un mouvement de fond vers une école fortement numérisée et déshumanisée (on aura besoin, à terme, de bien moins de professeurs grâce aux cours en ligne), donnant accès à un enseignement de base très « gamifiéa », préparant des citoyens bien adaptés et dociles à un monde globalisé et précarisé, tandis que les élites continueront à bénéficier d’écoles huppées avec enseignants « en mode présentiel », pour reprendre l’expression utilisée dans les rapports officiels.

Deux collectifs de professeurs se sont formés pour s’opposer au déploiement du numérique dans les écoles, celui de Beauchastel et un autre, intitulé « No-TICE pour le collège ». Qu’auriez- vous à dire aux enseignants qui vont devoir maintenant utiliser ces nouvelles technologies?

Qu’ils ne sont pas obligés de les utiliser! Ils peuvent interpeler, ouvrir le débat, dialoguer, entre eux, avec leurs directeurs d’établissement, leurs inspecteurs d’académie, les syndicats, les parents d’élèves, les élèves eux-mêmes… faire la grève du cahier de texte numérique et bien d’autres choses.

Les enseignants doivent reprendre confiance dans leur supériorité sur la machine. Ce sont eux, les vraies « ressources illimitées » de l’Education nationale, pas les logiciels de Microsoft et Google ! L’innovation pédagogique est largement plus riche que sa caricature numérique. Si de nombreux professeurs en sont pleinement conscients, ce n’est pas le cas en haut de la pyramide éducative, pour ceux qui sont conseillés par des lobbies industriels et des universitaires inféodés. Il devient urgent de découpler numérique et innovation, et de réinventer une école libérée des écrans, une zone refuge, avant que les impacts écologiques, cognitifs, sanitaires et sociaux de l’invasion numérique ne se fassent sentir durement.