Tribune – Quel discours chrétien adopter dans le débat politique ? Pour Benoît Sibille, l’urgence écologique insufflée par l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de la maison commune doit en être le socle. Cet agrégé de philosophie à l’Institut Catholique de Paris invite les fidèles à ne pas s’enfermer dans des revendications morales et bioéthiques, pendants de la cause écologique radicale. Avec, en ligne de mire, le prochain scrutin législatif et l’espérance suggestive de voir à terme émerger une gauche chrétienne dans l’hémicycle. 

Par Benoît Sibille, agrégé de philosophie.

Lorsque des catholiques prennent publiquement la parole pour parler de politique, ils se sentent obligés de mentionner les questions dites de « morale sexuelle et familiale » ainsi que les questions « bioéthiques ». Même du côté des chrétiens dit « progressistes » ou « de gauche », l’appel à prendre en compte les questions sociales est le plus souvent accompagné d’un « bien qu’il y ait à redire sur les questions liées au respect de la vie » comme s’il fallait nécessairement s’excuser et se justifier de ne pas en faire LE problème principal.

Prendre les questions de morale sexuelle, familiale et bioéthique comme porte d’entrée et comme passage obligé du discernement politique nous semble pourtant être une grave erreur. Nous voudrions, à l’approche d’une nouvelle échéance électorale – constitutionnellement bien plus importante que la précédente – tenter de clarifier cela et contribuer ainsi au discernement chrétien face aux urgences du temps.

La morale privée n’existe pas

Nous autres catholiques français avons souvent du mal à penser les choses politiquement. Nous sommes tentés de réduire l’état du monde à une somme de choix moraux individuels et pensons spontanément que si la société va mal et que le monde est en crise c’est du fait de la perversion morale de certains individus – que ce soit les riches avides ou les bobos décadents –, de sorte que le débat politique nous apparaît comme un guerre de valeurs, une lutte du bien contre le mal. S’il y a dans cette idée la trace d’une intuition chrétienne fondamentale – la liberté humaine qui devant Dieu est responsable de ses actes –, il nous faut réaliser qu’il s’agit surtout de la sédimentation en nous d’une croyance propre au libéralisme et ayant comme principal effet de nous rendre impuissant face à l’ordre du monde.

Cette croyance fait abstraction des conditions réelles dans lesquelles nous agissons, désirons et choisissons. En effet, aucun d’entre nous n’est d’une pure liberté, indéterminée, discernant le bien et le mal depuis une position de surplomb et d’indifférence. L’état du monde résulte certes d’une somme de choix individuels, mais aucun de ses choix individuels n’a son origine dans une individualité close sur elle-même. Il ne s’agit pas ici de réchauffer la vieille opposition entre liberté individuelle et déterminisme social, mais seulement d’un principe de réalité – qui pour nous chrétiens est aussi un principe d’incarnation. Nous agissons, désirons, choisissons dans des situations concrètes, structurées en amont par des traditions, des institutions, des rapports de force ; certes nous même participons à la constitution de ces situations et nous ne nous contentons jamais de les recevoir passivement, mais nous constatons là encore que nous ne le faisons pas seul, nous ne sommes responsables de la situation et de nous même qu’avec les autres, dans l’intrication des relations où s’inscrivent nos vies. Dire cela n’est pas perdre de vue la responsabilité individuelle, c’est seulement l’inscrire dans l’horizon qui est le sien : un horizon collectif, social et donc politique.

Qu’en conclure ? Qu’il n’y a pas de « morale privée ». Non qu’il n’y ait pas de responsabilité individuelle devant notre propre conscience, devant les hommes et devant Dieu mais que celle-ci n’est jamais détachable de la communauté humaine et du monde dans son ensemble. Prenons un exemple simple : l’euthanasie n’est pas une question de morale privée. Le problème n’est pas que certains de nos contemporains soient moralement déviants et veulent pour eux ou pour les autres avoir un pouvoir de mort. Ce n’est pas une question de morale privée, car on ne désire pas l’euthanasie, pour soi ou pour les autres, à partir de nulle part. L’euthanasie n’est pas la revendication d’individus moralement pervers mais d’un monde, d’un monde de maîtrise, de rentabilité et de peur de la vulnérabilité que le pape François appelle « culture du déchet » et identifie sans hésiter le capitalisme. Aussi, l’urgence n’est pas de combattre l’euthanasie sur le plan des valeurs morales mais bien sur celui des causes structurelles. On aura beau avoir des candidats de droite anti-euthanasie, tant qu’ils détricoteront l’hôpital public, le système de retraite ou encore les minima sociaux, ils seront, de fait, et malgré leur posture morale, politiquement complice de l’euthanasie.

Paradoxalement donc, cette manière de magnifier notre responsabilité morale en nous laissant croire que tout dépend de nos convictions individuelles signe notre renoncement à œuvrer réellement au bien. Pour certains, l’essentiel est de faire ses courses zéro-déchet ; pour d’autres, par exemple, de ne pas recourir aux contraceptifs. Chacun se pense garant de l’ordre moral du monde mais, en réalité, par de telles postures, nous sommes atomisés et rendus impuissants. On magnifie le PDG d’un grand groupe étalant ses vertus chrétiennes, ses dons pour la reconstructions de Notre-Dame de Paris ou pour les victimes de tel ou tel cataclysme, mais on oublie que le fonctionnement même de son groupe enrôle quotidiennement le monde dans une marchandisation destructrice tant pour la vie humaine que pour les écosystèmes dans leur ensemble. C’est le propre du libéralisme que de nourrir l’illusion de la responsabilité individuelle tout en organisant notre impuissance collective. 

Abandonner l’idéalisme qui nous fait nous penser comme des acteurs moraux déconnectés de tout contexte social, économique et politique n’est pas une manière de renoncer à notre responsabilité individuelle pour se cacher derrière l’anonymat des déterminismes sociaux. Ce n’est pas de valeurs dont nous manquons pour être responsable mais de rattachement. Ainsi que l’écrit le collectif écologiste Dispositions : « Toute puissance est inséparable d’un pouvoir d’être affecté ». Accepter l’ancrage concret de nos choix, accepter que l’on n’est pas pour ou contre l’euthanasie ou la GPA, indépendamment de notre situation concrète, n’est pas renoncer à notre tâche morale mais au contraire l’assumer pleinement. S’accepter affecté et déterminé par une multitude de rattachements et de liens, c’est pouvoir se lever contre l’injustice non plus seul mais porté par un tissu de relations ; c’est sortir de l’impasse des conceptions individuelles et moralistes de la politique et prendre au sérieux l’enjeu de recomposition collective et sociale du monde. Plutôt que d’entrer en politique par les questions de morale sexuelle, familiale ou bioéthique, il nous faut y entrer par une réflexion sur le monde dont elles sont solidaires. Un programme politique remettant radicalement en cause les logiques marchandes qui structurent notre monde sera bien plus efficace pour protéger la vie « de sa conception à sa mort naturelle », comme on dit dans le jargon catho, qu’un énième programme de libéral-conservateur jouant la carte pro-vie tout en détruisant constamment les conditions même d’une vie digne dans l’intervalle entre la naissance et la mort.

La bioéthique n’existe pas

Plus radicalement encore, il nous semble que l’idée même de « bioéthique » soit contestable. Ivan Illich, chrétien et pionnier de l’écologie, a très tôt perçu que la bioéthique accompagnait comme son ombre l’emprise de la technique et du marché sur nos existences. En focalisant notre attention sur les usages de telle ou telle innovation technique, la bioéthique nous rend en réalité parfaitement aveugle face aux logiques de fond qui sont à l’œuvre et dont le technocapitalisme détermine lui-même nos usages. Penser moralement la technique, c’est en effet supposer sa neutralité morale et focaliser toute notre attention sur l’usage individuel qui en est fait, comme si tout dépendait de l’intention morale des usagers. Or, loin d’être neutres, les techniques structurent notre monde. Les OGM ne sont pas seulement un moyen neutre permettant, au choix, d’enrichir les actionnaires de Bayer-Monsanto ou de résoudre le problème de la faim dans le monde ; ils structurent un monde et déterminent un certain rapport à la vie. C’est donc politiquement, comme configuration de nos existences collectives et non moralement comme utilisation à des fins nobles ou non, qu’il faut les penser. Ce que la bioéthique ne voit pas, c’est la logique de fond qui soumet de plus en plus les vies à l’hétéro-régulation. Le problème n’est pas spécifiquement celui de la PMA , de la GPA ou de l’euthanasie, mais bien celui d’un système global dans lequel, de la conception à la mort (c’est-à-dire non seulement à la conception et à la mort mais aussi entre les deux!), l’existence humaine est soumise à l’expertise de l’institution médicale elle-même chargée d’assurer la compétitivité marchande de nos corps.

Au fond, ce qui est en jeu est moins le fait que Madame X et Madame Y aient recours à Monsieur Z pour enfanter que la dépossession qu’elles subissent. Tout autant que Monsieur A et Madame B, faisant cela de manière plus « classique », sont eux aussi soumis à l’expertocratie médicale et doivent à chaque étape de la grossesse faire attester par l’institution la conformité de l’enfant à naître.

« Tout ce qui respire, loue le Seigneur »

(Ps 150, 6)

Il ne s’agit pas ici d’opposer simplement la « manipulation technique » au « respect de la vie ». Ce type d’opposition peut trop facilement mener à une idolâtrie de la vie oubliant la singularité des vies. Ce qu’il s’agit de défendre ici n’est pas la vie comme mystérieuse entité métaphysique mais les vivants dans leur capacité autonome à donner forme et sens à leur vie, à développer des techniques conviviales, appropriables et ainsi à ouvrir un monde. Or, le règne technique fait aujourd’hui obstacle à cette autonomie, uniformisant les vies, dominant les corps et nous rendant de plus en plus passifs face au monde. 

Du fait de cette emprise d’un bio-pouvoir ayant à charge d’organiser la vie des corps et de les rendre docile aux forces dominantes de l’époque, la réflexion des chrétiens sur les questions dites bioéthiques aurait tout à gagner à sortir du cadre imposé par les Comités d’Éthique pour interroger la manière même dont sont posées ces questions et pour s’attaquer frontalement au déferlement de la technique et de la marchandisation. Les zadistes de Notre-Dame-des-Landes pourraient sur ce point inspirer nos évêques lorsqu’ils publient un énième communiqué sur les questions bioéthiques. À la ZAD, on ne s’attaquait pas seulement à un aéroport en particulier mais à « l’aéroport et à son monde ». Sommes-nous capables de cette cohérence ? De celle que le pape appelle « écologie intégrale » ? Saurons-nous rappeler à chaque fois que notre « non » à la légalisation de la GPA ou de l’euthanasie n’est pas un « non » au désir de tel ou tel concitoyen mais à un « monde » en en tirant toutes les conséquences qui s’impose pour lutter contre les structures économiques et politiques de celles-ci ?

La crise écologique existe

Qu’il s’agisse de se lever contre un monde, c’est-à-dire contre des structures concrètes, et non seulement contre des valeurs, c’est ce que le pape François a répété au fil des pages de l’encyclique Laudato Si’. Le pape n’y exhorte pas à défendre des valeurs contre d’autres valeurs mais à transformer les modes de production, les modes de consommation et les modes de vie. 

Non seulement nos modes de production, de consommation et de vie actuels engendrent la dépossession collective de nos existences, la négation de la dignité humaine et l’exploitation éhonté des populations du Sud, mais ils nous conduisent, via la destruction de nos écosystèmes, vers des catastrophes plus grandes encore et, à terme, vers l’impossibilité même de la vie humaine. L’urgence des urgences, l’urgence matricielle, est donc l’urgence écologique. Lorsque des populations se trouvent prisonnières de vagues de chaleur avoisinant les 50°C, la question n’est plus seulement celle du « respect de la vie » mais celle de la possibilité même de la vie qui se pose.

Si nous ne voulons pas que l’urgence à protéger cette possibilité de la vie nous mène à vivre, selon une formule d’Ivan Illich dans « un hôpital et une prison planétaire », c’est-à-dire si nous ne voulons pas être piégé par l’urgence écologique dans une hétéro-régulation encore plus complète de nos vies, il faut de toute urgence inventer des formes de vie qui non seulement ne saccagent plus les écosystèmes dont nous faisons partie, mais surtout qui soient capables d’habiter dignement le monde abîmé dont nous héritons. Pour nous, chrétiens, l’Évangile doit nous éclairer dans cette tâche.

Sans aucun doute la Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale (NUPES) qui se constitue pour les élections législatives est une bonne nouvelle et doit trouver chez les chrétiens de vrais soutiens. Sans aucun doute aussi, elle ne suffira pas si nous n’inventons pas collectivement, là où nous vivons, des stratégies d’autonomie visant à échapper à la logique de la marchandisation pour que puisse rayonner la vocation eschatologique de tout être vivant. « Tout ce qui respire, loue le Seigneur » (Ps 150, 6).

B.S.