De quelle mauvaise théologie sommes-nous les disciples, lorsque nous craignons de saisir la main tendue par les plantes et les bêtes, les fleuves et les forêts ? Il n’y a pas de panthéisme   lorsque nous faisons de « notre sœur mère la terre » une priorité à contempler et à protéger. Pour le philosophe chrétien Benoit Sibille, cette inquiétude qui étreint beaucoup de chrétiens n’est pas une inquiétude chrétienne.

Soutien aux paysans, fruits et légumes locaux et de saisons, réduction des déchets, refus de collaborer au business de l’agro-industrie en mettant les pieds dans leurs supermarchés,   compostage, luttes contre l’accaparement des terres agricoles, pipi dans la douche, sabotage des arroseurs automatiques dans les golfs, toilettes sèches, opposition aux grands projets inutiles, reconversions professionnelles, création de coopératives plutôt que de startup, démontage d’antennes 5G, soin d’un potager, accueil des réfugier, soutien aux luttes paysannes des pays du Sud, etc. À l’invitation de l’encyclique Laudoto Si’ du pape François, nous avons cherché de nombreuses manières de « réaliser des changements de style de vie, de production et de consommation » (LS 23).

            Cette insistance sur la pratique – « La réalité est supérieure à l’idée » (LS 201) – a bousculé de nombreux chrétiens. Sous le nom de « conversion écologique » (LS 217) le pape nous invitait d’abord et avant tout à une nouvelle forme de vie, à une transformation de nos gestes, plus encore il insistait sur le fait que celle-ci ne se pouvait que par des transformations sociales des modes de production et de consommation. Il faut bien reconnaître que pour beaucoup d’entre nous la « conversion » était jusque le conçue comme une démarche spirituelle. Que François l’associe à un changement de mode de production – c’est-à-dire, en clair, à la sortie du capitalisme – avait de quoi bousculer. Certains ont pu craindre que le pape ait perdu toute ambition spirituelle. Aurait-il oublié le Royaume pour lui préférer la sauvegarde de la nature ?

Nous avons été nombreux chez les chrétiens à être dubitatifs devant le chemin proposé par le pape. Alors qu’il nous enjoignait à entrer dans une « écologie intégrale » nous continuions nos ritournelles contre le danger de l’« écologie profonde » (deep ecology) ; alors qu’il louait Dieu pour « sœur notre mère la terre » (LS 1), nous mettions en garde contre le risque panthéiste qui nous semblait accompagner le mouvement écologiste ; alors qu’il rappelait la « valeur intrinsèque » de toutes créatures (LS 140), nous cherchions à un défendre l’anthropocentrisme comme vérité suprême par le christianisme et paniquions devant la rhétorique vegan. Nous nous trompions. Si la « conversion écologique » doit bouleverser l’ordre économique et technique de la société, ce n’est pas parce qu’elle délaisse l’espoir d’un « face à face avec la beauté infinie de Dieu » (LS 243) mais précisément parce qu’elle exige que ce face à face soit total, cosmique, que toutes les créatures soient rachetées. Ce n’est pas le pape qui se détourne du Royaume au profit de la Terre, c’est nous qui refusons à Dieu la récapitulation en Lui de toutes choses au nom d’un conception désincarnée de la vie en Dieu. François nous a interpellé en rappelant que « La vie éternelle sera un émerveillement partagé, où chaque créature, transformée d’une manière lumineuse, occupera sa place » (LS 243). En appelant à une conversion qui soit un « changements de style de vie, de production et de consommation » (LS 23), François corrige notre mauvaise théologie. La foi n’a pas à nous détourner du monde et le monde n’est pas le « décor » dans lequel se joue notre salut, le monde est au contraire ce qui est en jeu dans l’histoire du salut. Le Royaume n’est pas un lieu éthéré où quelques âmes humaines, éventuellement dotée d’un résidu de corps dit « glorieux », contemplerons sagement la divinité. Non, le Royaume annoncé par Jésus n’est pas le monde des idées de Platon. Le Royaume de Dieu est pour « toutes les créatures » (Mc 16, 15), il est terre nouvelle et cieux nouveaux (2 P 3, 13) dit saint Pierre. Rien de ce qui fût créé ne doit en être retranché. Ainsi nous ne sommes pas pieux et spirituels en reléguant au second plan la Terre, mais seulement si « ensemble, avec toutes les créatures, nous marchons sur terre en cherchant Dieu » (LS 244).

La théologie de la création est une urgence

            Un article célèbre de Lynn White sur les « Racines historiques de notre crise écologique » (1967) a dénoncé la responsabilité du christianisme dans l’avènement d’un rapport au monde ne considérant la terre que pour l’exploiter. Nous avons trop vite fait de rétorquer à White que le christianisme n’est pas coupable et porte en lui, au contraire, le souci de la création. D’abord parce qu’il le sait, White était fervent chrétien, ensuite parce que se serait oublier l’épaisseur historique du christianisme. La théologie ne tombe pas toute cuite du ciel, elle est telle qu’on la fait à chaque époque. Or, White a raison, notre théologie a tellement joué la carte de l’ « anthropocentrisme » qu’elle nous a rendu, nous autres croyants, aveugles au mystère des autres créatures. Le dire n’implique aucunement de renoncer à la foi chrétienne, White n’accuse pas le christianisme comme un bloc anhistorique, il met en cause une orientation prise par la théologie autour du passage du premier au second millénaire de son histoire, de manière contemporaine à certaines évolutions techniques (agricoles en particulier), politiques et scientifiques. Regardons avec honnêteté la théologie que nous avons le plus souvent reçu au catéchisme : nos questions sur le « salut des animaux » étaient balayées comme naïves alors que mille ans de théologie n’avaient eu de cesse de rappeler que le salut concernait toute la création. Jusqu’à Thomas d’Aquin (XIIIe s.) on parlait de « l’homme et des autres animaux » et il ne serait venu à l’idée de personne de parler de « l’homme et des animaux ». Ainsi que l’a dénoncé l’White, notre (mauvaise) théologie est écologiquement dangereuse et forme « la religion la plus anthropocentrique que le monde a connu ». Nous avons coupé l’homme du cosmos en pensant ainsi l’approcher de Dieu. L’histoire a montré qu’en réalité, ce chemin nous a conduit à perdre les deux.

            Nous ne pouvons donc pas nous laver les mains en remettant toute la faute sur Descartes et le projet moderne de nous rendre comme « maître et possesseur de la nature » qu’il incarne. Notre théologie, c’est-à-dire notre compréhension de la révélation, a sa part de responsabilité. Oui, nous avons prêché « le salut de l’âme » au lieu du « salut de toute la création » ; oui, nous nous représentons plus facilement le Royaume de Dieu sous le mode d’une contemplation philosophique que d’un séjour commun du loup et de l’agneau, de l’enfant et de l’aspic (Is 11, 6-8) ; oui, nous croyons plus aisément à l’immortalité de l’âme qu’à la résurrection de toute chair.     Faut-il craindre de saisir la main tendue par les plantes et les bêtes, les fleuves et les forêts ? Faut-il craindre de tomber dans le « panthéisme » en s’alliant avec « notre sœur mère la terre » ? Si c’est l’inquiétude de beaucoup de chrétiens, ce n’est pas une inquiétude chrétienne. Dieu n’a ni créé un décor, ni créé un stock de ressources à exploiter. Il a créé un monde où toutes les choses sont interdépendantes et « enchevêtrés » (LS 139). Se rendre attentif à la manière de vivre d’une courge ou d’une forêt n’enlève rien à la dignité humaine, au contraire, elle la resitue dans un tissu de relation où chaque être porte son propre mystère et se découvre exceptionnel. Il ne s’agit pas de renoncer à l’exception humaine, il s’agit de [ Il vous reste 30% de l’article à lire. Pour découvrir la suite, rendez-vous dans les pages de notre ultime numéro]

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