À l’été 2020, Monique acceptait cet entretien concernant les liens entre inégalités sociales et climatiques. Affirmant sa posture fermement anticapitaliste, Monique Pinçon-Charlot est sociologue, directrice de recherche au CNRS jusqu’en 2007, rattachée à l’Institut de recherche sur les sociétés contemporaines (IRESCO). Ses études, avec son mari Michel Pinçon, portent essentiellement sur la grande bourgeoisie et le processus de reproduction sociale. Ils écrivent d’ailleurs la totalité de leurs livres ensemble depuis 1987. Leur avant-dernier livre, Le Président des ultra-riches : Chronique du mépris de classe dans la politique d’Emmanuel Macron aux éditions La Découverte/Zones en janvier 2019, leur fermait de nombreuses portes des « médias dominants ».

Propos recueillis par Gaspard Chameroy

GC : Quel lien faites-vous entre les inégalités sociales et les changements climatiques ?

MPC : C’est une question centrale. Je ne parle pas de « changement climatique » mais de « dérèglement ». Je pense en effet que nous allons connaitre une situation inédite et inconnue. Il y a tellement d’éléments divers et variés qui entrent en jeu que c’est comme une boule de feu qu’on ne peut absolument pas maitriser. C’est un dérèglement total.

Ces liens entre inégalités sociales et écologie sont étroits, totalement imbriqués et donc inextricables. En effet, quelle est la cause du dérèglement climatique ? C’est pour nous le capitalisme, qui depuis plusieurs siècles et sous différentes formes, servage, esclavage, colonialisme ,capitalisme industriel et néolibéralisme aujourd’hui,  qui permet d’exploiter l’homme, via la détention des titres de propriétés d’entreprise, de médias, et même de biens communs comme la santé, l’électricité, le gaz ou l’eau. Tous les domaines de l’activité économique et sociale sont actuellement objet de financiarisation et de marchandisation, et donc d’exploitation de la force de travail humaine. Mais le capitalisme, c’est aussi l’exploitation des animaux, et le pillage de la nature et du monde végétal. Ainsi, le capitalisme exploite pour le seul profit des détenteurs du capital, de la propriété privée lucrative, tout le vivant depuis plus de deux siècles. Sans autre objectif que de faire du profit. Aujourd’hui nous sommes pourtant face à un rendez-vous absolument inédit, que j’ai eu honnêtement du mal à prévoir dans sa gravité. Car c’est bien la disparition de l’humanité qui est en cause.

On peut affiner cette réponse. Le capitalisme a donc évolué et nous sommes entrés dans cette ultime phase du capitalisme, extrêmement violente, le néolibéralisme, la marchandisation et  la financiarisation généralisée. La valeur des entreprises ne s’évalue plus qu’à partir du cours de leurs actions dans les dix ans à venir. Les entreprises sont devenues des machines à cash pour les actionnaires. D’un point de vue productif une entreprise peut être rentable mais elle peut être fermée car elle ne peut plus satisfaire la gourmandise des actionnaires. La politique, notre bien commun à nous les citoyens, est désormais également aux mains des puissances d’argent. Dans notre livre, Le Président des ultra-riches (La Découverte/Zones), nous avons bien montré qu’Emmanuel Macron a été si mal élu que je ne peux même plus dire « Président de la République »,  car nous ne sommes plus dans une république qui défend les intérêts du peuple, mais dans une dictature oligarchique qui défend les intérêts privés de cette oligarchie. Le président de cette oligarchie défend ces ultra-riches tels que Lagardère, Pinault ou Arnault, qui ont financé à travers de multiples façons la campagne des présidentielles et ont  ainsi permis à Emmanuel Macron, non pas d’être élu, mais d’être placé à l’Elysée, sous le maquillage de la démocratie. Cela s’est notamment fait grâce au contrôle de l’information, avec cette dizaine de milliardaires qui possèdent aujourd’hui 90% des médias en France.

« L’héritage est respectable dans la mesure où il permet une sorte d’immortalité symbolique. Cela vaut le coup de transmettre a ses enfants et a ses petits-enfants. »

Monique Pinçon-Charlot

Enfin, cette financiarisation généralisée s’est aggravée avec la planche à billet des banques centrales, qui elle peut fonctionner sans avoir à rendre de compte aux réserves d’or. Il n’y a plus de convertibilité or-monnaie. On peut « cracher des billets » pour favoriser la spéculation au-dessus de l’économie réelle, comme une arme de guerre.

De plus le capitalisme  mondialisé  ne connaît plus de frontière. Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, le capitalisme n’a plus de contre-pouvoirs. De sorte que l’imbrication entre les inégalités sociales et le dérèglement climatique s’est amplifié d’une façon considérable et même d’une manière affolante.

Ce que nous vivons avec le Covid-19 est finalement le premier échec visible, cuisant du système capitaliste mondialisé. Avec la déforestation, l’urbanisation intensive, le dérèglement climatique et la pollution, la faune sauvage n’a plus de frontière biologique avec les êtres humains. Ainsi, un virus de chauve-souris au fin fond de la Chine, totalement inoffensif pour la chauve-souris devient pathogène lorsqu’il s’introduit dans l’être humain parce que les frontières biologiques ne sont plus là. Nous ne sommes plus protégés de la transmutation des virus des animaux. Cela avait commencé avec le VIH, le SRAS et d’autres, mais c’est la première fois que nous avons une pandémie mondiale et simultanée. Elle est partie de la Chine, et nous n’avons eu qu’à suivre les pays touchés par la pandémie à travers les circuits du capitalisme et la circulation des marchandises.

On entend de plus en plus souvent parler de collapsologie, de décroissance. Quelle lecture fais-tu de ces nouveaux débats ?

Je suis pour la clarté dans le langage, un chat est un chat et le système qui mène le monde à sa destruction ne porte qu’un nom : le capitalisme. Quand les collapsologues parlent de l’effondrement, ils n’ont pas tort. Mais il faut préciser que cet effondrement n’est dû qu’à la recherche du profit pour les 42 milliardaires à l’échelle de la planète qui possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de l’humanité. L’effondrement vers lequel nous allons est le résultat du pillage de la nature. Le profit avant tout, et les êtres humains en dernier. Seul le capitalisme est responsable des inégalités sociales devenues abyssales et de la bombe que représente le dérèglement climatique. Par exemple, le pergélisol, aussi appelé permafrost, qui commence à se décongeler est une véritable bombe à retardement. C’est une congélation de 30 000 ans qui ressemble à une espèce de ciment gris-noir, et qui, en se décongelant, forme une boue visqueuse de laquelle s’échappe du méthane et des virus des temps préhistoriques. Il y a dans ce pergélisol deux fois plus de gaz à effet de serre qu’il n’y en a actuellement sur la planète.

Cet effondrement ne nous tombe pas du ciel : les capitalistes en sont les seuls responsables. En réalité, les capitalistes d’aujourd’hui et de demain n’ont plus besoin de travailleurs aussi nombreux   que pendant la construction des fondations du système capitaliste. Avec la robotisation et l’Intelligence Artificielle, les capitalistes peuvent continuer d’accumuler des profits avec beaucoup moins d’êtres humains. Donc l’effondrement, oui, mais la cause  en est le capitalisme et le résultat ne sera pas le même selon la position sociale et économique des habitants de la terre. Seuls les riches s’en sortiront, et ceux à leurs services. J’en veux pour preuve qu’ils ont déjà leurs bunkers et leurs îles privées. Ainsi le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, a acheté une île au large de Hawaï en l’aménageant pour garantir la survie de quatre générations en autonomie énergétique et alimentaire. Il y a d’autres exemples en Patagonie, ou encore en Nouvelle-Zélande à tel point que ce dernier pays interdit désormais l’achat de terres par des étrangers.

Les capitalistes ne respectent même pas les engagements internationaux. La première mesure du gouvernement français après la décision du confinement face à la pandémie du Covid-19, pour tenter d’enrayer la diminution de  la croissance, a été de renoncer aux engagements internationaux. D’où la permission récente de réutiliser des engrais chimiques, pourtant interdits depuis 2016, pour produire davantage de betteraves à sucre.

Il existe depuis plusieurs années des marchés financiers qui se sont créées sur le dérèglement climatique, à commencer par le marché des droits à polluer, puis des produits dérivés qui ressemblent aux subprimes. Ce sont des paris de casino, qu’ils soient appelés Catastroph Bonds, Green Bonds ou Pandemic Bonds. Cela nécessite des réseaux dans le monde de la finance et un accès à des algorithmes puissants pour que ces paris réussissent et ainsi s’enrichir. Mais ces masses d’argent issues de la seule spéculation, doivent ensuite être blanchies dans l’économie réelle. Cette financiarisation de l’économie capitaliste néolibérale s’inscrit donc dans une guerre de classes. Nous ne sommes plus dans une lutte des classes mais dans une guerre dont les armes sont diverses. De la manipulation des cerveaux dans les médias détenus par les oligarques  aux mutilations des Gilets Jaunes,  ces travailleurs de milieu populaire qui ont eu le courage d’envahir les beaux quartiers avec une colère de classe forte et déterminée.

Je ne peux donc pas dire que je sois pour ou contre la décroissance. La posture que je revendique est celle d’un anticapitalisme ferme. Cette posture implique la solidarité et le partage. Il ne faut pas se perdre dans tous ces débats, comme celui du revenu universel, qui ne font que nous empêcher de penser globalement l’anti-capitalisme, seule solution aujourd’hui pour sauver la planète et les êtres humains.

« Avec l’abolition du système capitaliste, le monde de la contestation sociale aura cessé ses divisions inhumaines et contreproductives entre partis, syndicats, egos surdimensionnés. Nous serons face à la construction d’un monde nouveau qui se fera dans une dynamique de solidarité et de coopération. Chacun trouvera sa place dans le monde du travail. »

Monique Pinçon-Charlot

La notion d’héritage, qui est fondamentale dans la transmission du capital, a-t-elle évolué ?

L’héritage  désigne des choses très différentes. Cette notion à laquelle je tiens beaucoup renvoie à l’existentiel et à la finitude humaine. L’héritage est respectable dans la mesure où il permet une sorte d’immortalité symbolique. Cela vaut le coup de transmettre à ses enfants et à ses petits-enfants. Mais je restreins l’héritage à la propriété d’usage, de biens qui ne sont source d’aucune ressource financière ni d’exploitation d’autrui. Les souvenirs de famille sont sacrés et à respecter. Nous en avons besoin pour accepter la finitude de nos vies. Mais la posture anticapitaliste  implique la suppression de la propriété privée lucrative et bien sûr avec, la suppression de sa transmission. C’est juste un problème juridique. A l’instar du servage ou de l’esclavage abolis du jour au lendemain, le capitalisme peut être aboli du jour au lendemain. Nous pouvons même l’abolir à l’échelle de la planète. Il suffirait de décréter que la propriété des entreprises, des médias, et autres titres de propriété ne valent plus rien. Je simplifie exprès pour bien faire comprendre que les membres des classes moyennes et populaires qui font fonctionner le monde de l’économie réelle et qui, en plus, sont les plus nombreux, portent une responsabilité énorme dans le maintien du système capitaliste qui esclavagise collectivement les peuples à travers des normes, des directives ou des traités comme dans l’Union Européenne d’aujourd’hui. « De qui dépend l’oppression ? de nous ! De qui dépend t-il qu’elle cesse ? de nous ! se demandait Berthold Brecht »

Mais que se passerait-il à ce moment là de l’abolition du système capitaliste ?

C’est la bonne question (rires). Il se sera évidemment passé beaucoup de choses avant d’en arriver là. Le monde de la contestation sociale aura cessé ses divisions inhumaines et contreproductives entre partis, syndicats, egos surdimensionnés. Nous serons face à la construction d’un monde nouveau qui se fera dans une dynamique de solidarité et de coopération. Chacun trouvera sa place dans le monde du travail. Je ne suis pas en faveur d’un revenu de base ou universel parce que dans cette posture anticapitaliste, le travail reste quelque chose de profondément humain, s’il est partagé dans l’égalité et la dignité. Mais, sans avoir besoin de travailler autant qu’aujourd’hui où  de nombreux salariés sont dans une situation proche  d’une sorte d’esclavagisme collectif. C’est ce qui est masqué derrière l’expression d’ubérisation de la société, mais aussi par le fait que les travailleurs sont stigmatisés de n’être plus que des coûts et des charges.  Le capitalisme légalise et légitime l’exploitation de l’homme par l’homme. Cela paraît même naturel que les capitalistes puissent affamer une partie de l’humanité, alors même qu’ils sont comblés. On ne peut plus dire que l’homme est un loup pour l’homme, car c’est une insulte faite au loup qui ne tue que lorsqu’il a faim !

Quelles synergies y a-t-il à faire entre cette guerre des classes et les mouvements écolos ?

Cette synergie est essentielle. Nous ne pourrons pas nous en sortir s’il y a des écolos qui ne sont mobilisés que pour des places dans le système politique, pour récupérer les miettes du système capitaliste. Il faut absolument se battre contre ce système dans sa multidimensionnalité. Il faut prendre le saucisson en entier. On est dans une guerre de classe et les capitalistes découpent continuellement le réel en tranches, afin que jamais nous ne puissions penser le saucisson dans son intégralité. Que nous ne puissions jamais penser qu’il s’agit d’une classe sociale capitaliste prédatrice qui est en train de mettre à mal la moitié la plus pauvre de l’humanité. La synergie entre les inégalités économiques et sociales et l’écologie est obligatoire et indispensable. Il faut se battre contre l’imposture écolo. C’est risible de croire que le capitalisme vert va suffire, permettant au contraire au capitalisme de rebondir, à commencer par ces batteries électriques qui nécessitent de piller les ressources et les métaux rares de l’Afrique. Il n’y a qu’une volonté anticapitaliste qui peut permettre d’articuler la lutte contre les inégalités sociales à l’écologie, car ces inégalités sont entièrement liées à l’exploitation de l’homme, de l’animal et de la nature par les capitalistes. Tant qu’on n’en a pas fini avec ce système capitaliste, on va vers la mort assurée des plus pauvres de la planète.

N’avez-vous pas l’impression que les personnes « antisystèmes » ne font que râler ?  Cherchent-t-elles vraiment à rallier l’ensemble de la société ? Par ailleurs, que pensez-vous de la désobéissance civile et des actions violentes et non-violentes ?

Oui je suis assez d’accord. Aux dernières élections, tous les candidats étaient antisystème pour ramasser les voix du peuple. Mais aucun, à par les candidats de Lutte Ouvrière ou du NPA n’employaient le terme d’anticapitalisme. Aujourd’hui il n’est plus possible de composer avec cette oligarchie qui mène la guerre aux peuples ! Il faut la combattre ! On doit faire de la désobéissance civile. Les actions doivent être non violentes car la violence est du côté des riches, et d’eux seuls. Nous devons être plus nombreux et faire des opérations visibles, telles que l’intervention, il y a quelques années, des intermittents du spectacle à France Télévisions,  rendue possible grâce à l’aide de techniciens salariés du Journal de 20h de France2, pour faire part à la France, à la place de David Pujadas, de certaines de leurs revendications. C’est aussi ce que font les militants d’Alternatiba avec les portraits d’E. Macron décrochés dans les Mairies pour dénoncer l’inexistence de sa politique contre le dérèglement climatique. La désobéissance civile constitue un symbole très fort, une action honnête et courageuse. Pourquoi pas aussi des  interventions dans le métro avec des mégaphones ou sur les places publiques pour délivrer des messages, sans agressivité mais avec conviction et fermeté. Ce qui va advenir est tellement inimaginable, tellement atroce, qu’une fois que l’on sait, on ne peut pas ne rien faire. Il faut continuer à manifester mais faire des actions de désobéissance civile dans la non violence est devenue absolument aussi indispensable.

Il y a cinq ans, l’encyclique Laudato Si , écrite par le pape François, enjoignait l’humanité à prendre conscience des enjeux écologiques et sociaux. Beaucoup de chrétiens ont entendus cet appel, d’autres dorment encore…

 Les Chrétiens et tous les croyants devraient se retrouver dans la lutte pour la préservation de la planète et de l’humanité. (Voir notre livre l’argent sans foi ni loi aux éditions Textuel) Qui peut vouloir interdire la poésie de la nature animale et végétale à sa descendance, pour le seul profit des grands prédateurs que sont les propriétaires du capital ? Tout le monde pressent bien le danger terrible,  de la montée des eaux, des feux géants, des inondations et des virus comme le Covid-19. Chacun doit être à la hauteur du défi que nous avons à affronter, pour sa dignité personnelle et pour les autres.

Pour faire entendre ce message aux chrétiens, la meilleure façon est de partir des valeurs du christianisme et de montrer que ces valeurs ne sont pas du tout portées par ceux qui nous mènent la guerre. C’est vraiment ce qui est en jeu. Pour toutes celles et ceux qui croient que Dieu a crée  la Terre, la non assistance à planète en danger est alors incompréhensible.

Propos recueillis par GC