L’ONU a annoncé que nous risquions une pénurie alimentaire mondiale. De quoi donner raison à ceux qui se ruent dans les supermarchés pour faire des stocks de fraises tagada. L’heure est grave, et une précision conceptuelle s’impose : le confiné qui fait ses provisions est-il en plein « fétichisme de la marchandise » ? Suspens.

50 nuances de Marchandises

Le « fétichisme de la marchandise » est un concept clé de la pensée de Marx et, par extension, de la tradition marxiste. J’ai personnellement toujours trouvé cette expression un peu déroutante. Lorsqu’on parle de « fétichisme », on s’aventure en effet dans un imaginaire freudien plutôt malsain, où le plaisir et le sacré s’entremêlent et donnent naissance à des appétences un peu louches. En ayant à l’esprit cette conception du fétichisme, on comprendra l’expression « fétichisme de la marchandise » comme la description des relations pathologiques que les individus made in capitalism entretiennent avec leurs achats : la marchandise que je convoite est un fétiche au sens où elle est à la fois ce dont je veux jouir et ce que je m’interdis, car je suis toujours tiraillé entre mon envie de consommation et mon angoisse d’économie. Désir charnel et crainte superstitieuse deviennent alors les deux facettes d’une même vénération pour une marchandise-fétiche qui dicte mon comportement consuméro-répressif. Vous faites comme vous voulez, mais moi, quand je lis « fétichisme de la marchandise », c’est ça qui me vient en tête. Ça colle, ça permet une critique du capitalisme, pas besoin d’aller lire Marx, j’ai tout pigé, ma Clio est garée en bas, je ramène qui ? Oui mais non, parce que faut pas vendre la peau de Marine avant d’avoir voté, et le fétichisme de la marchandise, c’est pas ça. « Mais quoi, le mec il nous développe une définition que personne lui a demandé ET EN PLUS c’est pas la bonne. » Attends. C’est intéressant.

Das Kapital und das Marx und das Autre Définition

Comment ai-je décelé mon erreur ? Je me suis dit que ma compréhension du « fétichisme de la marchandise » ne tenait pas la route parce que, dans nos sociétés capitalistes industrielles, la marchandise n’est pas vénérée, mais méprisée. Comment expliquer que l’on puisse gaspiller et maltraiter à ce point les objets que nous achetons si vraiment nous les adorions comme des fétiches ? Ach so, sehr interessant ! Marx se serait-il trompé ? Nein ! Mais il donne une toute autre définition de ce curieux concept. Qu’est-elle donc ?

Le fétichisme de la marchandise, c’est croire que le prix fluctuant d’un bien, qui est conditionné par différents facteurs (quantité de travail nécessaire pour produire l’objet, utilité concrète de ce dernier, rapports de force entre producteurs), est déterminé par le rapport des objets entre eux. Nous fétichisons les marchandises au sens où nous pensons qu’elles entrent en relation sur le marché, et que leur prix est l’expression de cette mise en relation, alors que le prix dépend en réalité du mode de production qui les engendre. En d’autres termes, le prix dépouille le produit de ses propriétés matérielles pour n’en laisser que ce qu’il « vaut » sur le marché par rapport aux autres marchandises, à tel point que ce rapport devient pour nous l’unique cause du prix. Le fétichisme de la marchandise, c’est donc une affaire de dissimulation (dissimulation, on y revient, de la quantité de travail nécessaire pour produire l’objet, de son utilité concrète et des rapports de force entre producteurs). Pourquoi « fétichisme » ? Parce que, pour Marx, la relation que nous établissons entre les marchandises est similaire à celle qu’un individu superstitieux postule entre les différentes entités d’un monde spirituel : il conçoit des démons dotés de propriétés intrinsèques, qui entrent en relation les uns avec les autres indépendamment de lui, alors que ces créatures ne sont que des produits de son imagination. Remis au goût du jour, le fétichisme de la marchandise comme mise en rapport des objets sur le marché indépendamment de leur processus de production est ce qui occulte les conditions des travailleurs, les lois et traités qui régissent le marché global, l’impact environnemental de notre consommation, bref, ce qui détermine réellement le prix d’une marchandise. En 2017, chez Decathlon, ils avaient choisi comme slogan pour vanter la qualité de leurs produits : « Vous n’imaginez pas ce qui se cache derrière un prix bas Decathlon ». Le stagiaire au service marketing avait lu Marx.

Le stade ultime du FDM

Vous voyez qu’on est à mille lieues d’une altercation libidinale entre l’humain et le sacré. Ici, point de processus de vénération-répression, juste des objets auxquels on confère, à tort, certaines propriétés. Et finalement qu’est-ce que ça change ? Dans la vie, pas grand-chose. Mais ce que j’aime bien avec l’opposition entre ces deux compréhensions du fétichisme de la marchandise, c’est qu’elles impliquent deux diagnostics bien différents sur notre société contemporaine. Au premier abord, on pourrait croire en effet que nous sommes des adorateurs de nos petites possessions. Comme le peuple hébreu dans l’Ancien Testament, nous avons abandonné Dieu pour une nouvelle idole : la marchandise. Ajoutez à cela une petite dose de psychanalyse et vous arriverez bien à caser l’aspect sexuel quelque part. Mais maintenant qu’on a lu Marx, on sait que le fétichisme de la marchandise n’est pas sa vénération. Ce fétichisme est en réalité l’exact opposé : c’est l’exclusion de la marchandise de notre sphère d’expérience, c’est l’oubli de son caractère matériel. S’il fallait encore mobiliser la sphère religieuse pour comprendre nos relations aux objets ce serait pour illustrer la rupture totale entre notre vie quotidienne et l’univers marchand. Il faut relire Marx à l’aune d’une société du déchet : le stade ultime du FDM, c’est faire de la marchandise un élément à ce point permanent, stable, inaliénable et à tout moment disponible qu’on en a totalement oublié qu’elle est contingente, commandée, fabriquée, importée. Le stade ultime, ce n’est plus uniquement le prix, mais l’objet entier compris comme miraculeusement invoqué. Le stade ultime, ce n’est pas, comme l’avait cru Walter Benjamin (je m’attaque à du solide), l’objet mis en vitrine comme sur un autel sacré, mais l’objet tout simplement ignoré.

Le fétiche de la société consumériste n’est donc pas le veau d’or. C’est bien davantage le Dieu de la première tentation de Jésus au désert : le Dieu qui doit transformer la pierre en pain. L’adorateur fanatique de ce Dieu, c’est celui qui prend pour acquise la disponibilité permanente des objets de son désir. Nous adorons la marchandise fétichisée quand nous consommons sans plus avoir conscience de cette consommation, et c’est de là que vient notre profond mépris pour les biens que nous engloutissons : d’une foi (absurde) en l’éternelle abondance des rayons de nos supermarchés.

Un confinement dé-fétichisant

Pourquoi avoir approfondi ce vieux concept marxiste ? Comme nous tous, j’ai été à la fois surpris et angoissé de voir la population se ruer dans les magasins à l’approche de la crise du coronavirus. Face à ce spectacle, et si vous définissez le fétichisme comme une vénération de la marchandise, vous vous êtes peut-être dit : « ça ce sont les fanatiques qui pensent que le salut se trouve au rayon surgelé et qui bourrent leurs caddies comme on remplit son bidon à Lourdes » (je ne les blâme pas, j’ai moi-même une petite vierge pleine d’eau bénite dont je suis très fier). Mais avec cette nouvelle compréhension du fétichisme comme oubli de l’existence même des marchandises, on peut appréhender l’événement différemment. Notre angoisse face à la potentialité de la rareté, c’est sans doute beaucoup d’égoïsme survivaliste, mais c’est aussi la démystification de nos fétiches qui retrouvent soudain leurs propriétés matérielles, un véritable processus de défétichisation. C’est la marchandise qui redevient produit, et qui dit produit dit producteur. Se ruer dans les supermarchés, c’est finalement se rendre compte que l’abondance ne va pas de soi, qu’elle dépend d’hommes et de femmes, qui, d’un jour à l’autre, pourraient eux aussi se retrouver confinés. C’est reprendre conscience que, sans ces objets que nous avons appris à mépriser, nous sommes vulnérables. C’est conclure que nous sommes des êtres charnels, finis, et donc dépendants d’autrui. Et quelque chose me dit que, malgré tout, de cette prise de conscience au moins, nous avons des raisons de nous réjouir.