Par propriété, le philosophe américain Christopher Lasch entendait la possession d’un lopin de terre, d’une petite boutique, d’un savoir-faire, dans laquelle il distinguait « le fondement matériel de la vertu civique ». La propriété nourrissait la vertu car elle inculquait aux hommes un sens des limites et une conscience d’être les usufruitiers soigneux de la création. Explications du franco américain Renaud Beauchard, spécialiste de Lasch.

Un des grands mystères de la propriété est qu’elle est un rapport entre les humains et les choses qui n’est le plus souvent envisagé que sous l’angle de ceux qui en ont trop ou, à l’inverse, de ceux qui en sont complètement démunis. Pour les premiers, elle devient une valeur abstraite, un capital de plus en plus fictif, que l’on fait fructifier au moyen d’une armée de salariés et de bureaucrates, le cas échéant armés; tandis que pour les seconds, elle est, selon les mots de Proudhon, une « faculté dormante et sans exercice ». Et paraphrasant ce dernier, on pourrait résumer ainsi l’histoire du droit de propriété : il consiste à sans cesse protéger le droit de propriété des premiers contre l’instinct de propriété des seconds. C’est cette conception d’un droit absolu, exclusif et perpétuel que Marx prenait pour cible lorsqu’il faisait de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 des droits bourgeois. En effet, pour Marx, ériger au rang de droit naturel et inaliénable le « droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement » revenait à inscrire au cœur du droit une conception de la nature humaine reposant sur l’image d’un « individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé, et séparé de la communauté ». En prenant pour critère déterminant de la propriété non pas l’usage du bien, mais la faculté souveraine et exclusive du propriétaire d’en disposer, c’est-à-dire de l’aliéner, voire de le détruire, l’institution de la propriété privée confère en effet à cet individu la prérogative, selon Proudhon, « de laisser pourrir ses fruits sur pied, de semer du sel dans son champ, de traire ses vaches sur le sable, de changer une vigne en désert, et de faire un parc d’un potager ».

Petits propriétaires, grands démocrates

Cependant, il existe une autre façon d’envisager la propriété, non plus comme le glaive du capitalisme, mais comme le socle de la démocratie locale. La propriété privée, écrivait Simone Weil dans L’enracinement est un « besoin de l’âme », qui s’exprime par un sentiment d’appropriation de « tout ce dont l’homme a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie ». Et Weil d’ajouter que le sentiment d’injustice né de la propriété provient de l’ « arrachement insupportable » qui se produit lorsque ce sentiment ne coïncide pas à la propriété juridique. Weil introduisait donc un élément de mesure dans l’appréhension de la propriété. L’ennemi n’est pas la petite propriété en soi, mais sa démesure.

Toute l’histoire des États Unis illustre cette dialectique…

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Illustration de Victor Carpentier.

Cet article est à lire en intégralité dans le dernier numéro de la revue Limite consacré aux communs. Vous pouvez le trouver à la commande en ligne et en librairie à leur réouverture !

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