Connaissez-vous l’écrivain Henri Vincenot (1912-1985) ? Au fil d’une œuvre savoureuse, l’écrivain bourguignon – qui n’aurait pas rechigné au qualificatif de « régionaliste » – livre une critique mordante de la modernité.

Tendre, sensuelle et savoureuse, l’œuvre d’Henri Vincenot se déguste comme un gibier savamment mijoté. Dans une série de romans semi-autobiographiques, dont Le Pape des escargots, Les Etoiles de Compostelle et, surtout, La Billebaude, l’écrivain à la glorieuse moustache fait renaître la Bourgogne de son enfance, celle des feux de la Saint-Jean, du ratafia et des “r” roulés avec amour. De ses vertes années au sein d’une famille paysanne, durant l’entre-deux-guerres, Henri Vincenot tire un récit dépourvu de la moindre note misérabiliste. Plutôt qu’Emile Zola, c’est Rabelais que convoque l’écrivain bourguignon, dans une narration haute en couleur, sensuelle et grivoise : « J’admirais fort la cousine Honorine à cause de sa poitrine qu’elle portait d’une façon généreuse, même provocante, et de son odeur. (…) J’enviais fort le bébé fortuné qui jouissait sans retenue de cet enivrant épiderme et de ces généreux tétons. » Dans une belle langue mâtinée de patois bourguignon, il livre tour à tour le récit de parties de chasses aux allures de campagnes militaires, de gueuletons dantesques où l’on finit par rouler sous la table et de veillées où les flammes font danser les ombres.

La Billebaude, Gallimard, 1982

La Billebaude, Gallimard, 1982

Mais le conteur au verbe gourmand, à la contagieuse alacrité, sait aussi se faire pamphlétaire. Car les échos des temps modernes font déjà trembler la terre, annoncent les « catastrophes » à venir et la fin de l’univers enchanteur, qu’il dépeint avec d’autant plus de tendresse qu’il s’agit d’un paradis perdu. Dans un tumulte assourdissant, nimbée de volutes de vapeur, survient la machine, contre laquelle Henri Vincenot n’en finit pas de vitupérer. Déjà, la moissonneuse batteuse, importée d’outre-Atlantique, déboule dans le paysage, avalant du même coup les faucheurs et leur art ancestral : « On allait bientôt tous avoir une faucheuse mécanique : trois soitures en un quart d’heure ! (…) C’était la fin des ténèbres ! Une ère lumineuse s’annonçait, où tout, oui “tout” allait se faire mécaniquement ! “J’allons pisser dans des pots de chambres en argent !” disaient les “avancés”. (…) Ai-je dit que la faucheuse mécanique en question était fabriquée par ces Américains qui n’étaient entrés en guerre à nos côtés en 1917 que pour nous vendre ensuite leur camelote ?… ». Les bateaux à moteur débarquent à sa suite, remplaçant les petits bérichons à traction humaine ou animale, souillant les eaux du canal qui serpente au pied du village et laissant derrière eux des rangées de poisson flottant la gueule ouverte à la surface de l’eau. Voitures et autobus prennent la place des carrioles. Le temps s’accélère, sa course s’emballe.

La route vers le progrès passe également, IIIe République oblige, par un jacobinisme uniformisant, personnifié sous les traits de l’instituteur, qui brise le patois bourguignon des jeunes têtes blondes pour leur inculquer un français lisse et sans rondeurs. Pour Henri Vincenot, on transforme ainsi les bourguignons récalcitrants en de dociles citoyens privés de leurs racines, prêts à s’insérer dans le monde nouveau. « L’emploi d’un bourguignonisme était une faute à l’école publique républicaine, dont le rôle était sans doute de fabriquer de Lille à Perpignan, de Brest à Ménetreux-le-Pitois, des individus de série, capables de s’insérer dans la grande époque de progrès technique, industriel et social, qui se préparait activement. À notre insu, lentement, courageusement, opiniâtrement, on nous arrachait au singularisme païen, pour nous préparer aux fructueux échanges universels, c’est-à-dire, pour pouvoir un jour, tous unis et confondus, nous servir des mêmes barèmes, des mêmes machines et devenir de bons consommateurs inconditionnels, se contentant des mêmes H.L.M. ! »

Dans cet univers en vase clos, autosuffisant, où l’on comble la majorité de ses besoins en prélevant dans la nature, le reste s’obtenant grâce au troc, on voit aussi pour la première fois se profiler le visage de la finance. Personnifiée par le personnage de l’Éthiopien, double d’Alexandre Stavisky, elle apporte la première arnaque spéculative, et de nombreux paysans en sont quittes pour leurs champs, vendus pour des bouts de papier sans valeur une fois l’escroquerie révélée au grand jour.

Malgré ces coups de boutoir, le village gaulois résiste, du moins pour un temps : car les jeunes générations se pressent vers les villes, où les usines offrent du travail à tour de bras. Le lent et inéluctable déclin du monde rural est entamé. Le narrateur, lui, quitte à regret son pays de Cocagne pour la ville, d’abord Dijon, puis Paris, où il se prépare à devenir ingénieur. Sans se faire la moindre illusion : « Devant moi, je le pressentais sans bien l’imaginer avec précision, s’étendait une vie où je ne vivrais vraiment qu’un jour sur sept, comme tous les gens des villes et des usines, le jour de la grande promenade des bons petits citadins châtrés. »

Guillaume Renouard
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