Chacun sur l’échiquier politique se réclame aujourd’hui du « gaullisme », aussi galvaudé que le nom de son fondateur est mythifié. Et si au delà des accents souverainistes bien connus et des appels vibrants à l’indépendance de la France, la véritable essence du gaullisme était celle d’un catholicisme social,associationniste et décentralisateur ?

Illustration Nicolas Pinet.

Gaullistes partout, gaullisme nulle part. De Mélenchon à Le Pen, qui aujourd’hui ne se réclame de la tradition du général de Gaulle, tantôt pour vanter avec nostalgie l’âge mythifié des Trente glorieuses, tantôt pour chanter avec émotion l’indépendance éternelle de la France ?

On connaît l’héroïsme de l’homme du 18 juin, le père de la Ve monarcho-république, la quête de grandeur de son action diplomatique et la tonalité sociale de sa politique économique, mais au fond quelle trame philosophique reliait ces composants idéologiques, fracassés un soir d’avril 1969 sur les versants du redressement national ? De son entrée en résistance à sa démission de la présidence de la République,

Charles de Gaulle marqua son action de la volonté constante de rendre au peuple français sa dignité, dans le respect des préceptes énoncés par la doctrine sociale de l’Église. Ironie du sort, c’est le fameux référendum perdu d’avril 1969 qui le contraint à renoncer à la réforme la plus caractéristique de sa doctrine politique. En quoi consista-t-elle? À « faire renaître nos provinces d’Ancien Régime », afin de « faire redescendre l’initiative », et à fusionner le Sénat et le Conseil économique et social, afin d’associer les forces vives de la Nation (les corps de métiers) au processus législatif. Dans quel but? Répondre « au malaise des âmes » qui, dans la frénésie technique et marchande, menaçait jusqu’à la condition même de l’homme. Tels furent ses propres mots au lendemain des événements de Mai 68. D’aucuns y verront l’opportunisme d’un Machiavel en képi. C’est mal connaître ce que fut tout au long de sa vie le chef de la France libre: l’enfant de Rerum Novarum, lecteur de François-René de La Tour du Pin dont les écrits influencèrent grandement la nébuleuse catholique sociale du premier XXe siècle, notamment autour de la question du salariat :« le travail n’a pas pour but la production des richesses mais la sustentation de l’homme » ; non sa subordination à la matière, mais son affiliation à un ordre de fins supérieures élevant l’âme et enserrant l’effort dans un horizon d’obligations coutumières.

Troisième voie entre communisme et libéralisme

Soucieux de trouver une troisième voie entre le libéralisme, qui atomise les sociétés et condamne les travailleurs à n’être que les éternels orphelins de la belle ouvrage, et le communisme, qui éteint toute transcendance par l’arraisonnement des tréfonds des sociétés humaines, de Gaulle défendait l’Association ; notion pensée « par ces hommes généreux, pas toujours très pratiques, mais de bonne volonté et de valeur qui, vers les années 1835, 1840, 1848, et après, avaient suscité ce qu’on appelait alors le socialisme français, qui n’a aucun rapport avec la SFIO d’aujourd’hui ».

Cet effort « associationniste » passait pour le Général de Gaulle par une rénovation spirituelle. Dès 1941, lors d’un discours prononcé à l’Université d’Oxford, il se voulut on ne peut plus explicite. « Un jour, la machine a paru. Le capital l’a épousée. Le couple a pris possession du monde. Dès lors, beaucoup d’hommes, surtout les ouvriers, sont tombés sous sa dépendance. Liés aux machines quant à leur travail, au patron quant à leur salaire : ils se sentent moralement réduits et matériellement menacés. Et voilà la lutte des classes! Elle est partout, aux ateliers, aux champs, aux bureaux, dans la rue, au fond des yeux et des âmes. Elle empoisonne les rapports humains, affole les États, brise l’unité des nations, fomente les guerres. »

Sortir des eaux glacées du calcul égoïste, défendre les corporations, restaurer l’indépendance du pouvoir face aux pleutreries de la « démocratouille », refonder l’unité française sur des solidarités concrètes… n’en jetons plus! De Gaulle était réactionnaire. Ce serait là aussi aller un peu vite en besogne. La volonté de voir les hommes être davantage impliqués, partout où ils vivent et travaillent, à la réflexion de l’amélioration de leur situation ne visait pas chez de Gaulle à restaurer l’absolue tutelle d’un Etat assurant à l’individu les meilleurs raisons de se détourner des affaires publiques, ni à laisser ce dernier crouler sous le poids des médiations. De Gaulle entendait concilier liberté et solidarité, autonomie et participation, souveraineté du peuple et autorité de l’Etat. Il ne croyait pas en l’immanence de la vérité mais en la capacité des hommes à cheminer jusqu’à elle, à viser haut et se tenir droit, dans l’ordre et la concorde, dans l’amour de Dieu et de la Patrie. De même que Liberté sans recherche de la Vérité n’est que licence, la conscience tisse le fil de l’épée.

Au fond, l’appel à sortir du clivage gauche-droite relevait du même tonneau. L’onction du suffrage universel n’autorise pas l’être béni à confondre le sceptre du pouvoir avec l’éprouvette du laboratoire ; la quête de l’intérêt général avec l’addition des revendications prud’homales. La liberté n’est pleine et entière que lorsqu’elle se met au service de quelque chose de plus grand que soi. « Pour les grandes tâches collectives, écrivit de Gaulle, ce n’est pas assez d’avoir de l’énergie et des aptitudes. Il y faut du dévouement. Il y faut de la vertu de sacrifier au but commun quelque chose de ce qu’on est, de ce qu’on a, de ce qu’on ambitionne. Il faut, non l’effacement, mais l’abnégation des personnes. Car la splendeur et la puissance d’un ensemble exigent que chaque partie s’absorbe dans l’harmonie du tout. Ainsi d’une armée, d’un jardin, d’un orchestre, d’un monument. »

Nul autorité sans consentement. C’est en permettant à chacun d’agir dans la Cité que nous donnons collectivement sens à l’incongruité d’être né ici et nul par ailleurs. Et non en s’enferrant dans l’ivresse prométhéenne de l’auto-engendrement. Pour de Gaulle, analyse l’historien Philippe Portier, « l’homme n’est pas livré à sa toute puissance démiurgique. L’homme n’est jamais à lui-même son propre fondement ». Ainsi en va-t-il du propriétaire, qui n’est que « l’intendant d’une richesse commune ».

Catholique social plutôt que démocrate chrétien

Face au subjectivisme libéral qui sépare la morale de l’action, Charles de Gaulle constatait, tel Léo Strauss, que le progrès avait certes augmenté le pouvoir de l’homme sur la nature, mais sans pour autant lui procurer davantage de sagesse ou de bonté que ses aïeux. « Il n’y aura qu’une base de salut, écrira-t-il à Jacques Maritain: le désintéressement et, pour le faire acclamer, les âmes sont maintenant préparées par le dégoût et la sainte misère ». Ainsi le dur labeur enduré par le peuple français durant la guerre devait fomenter la glaise des âges nouveaux, où la gratitude supplanterait le contrat et l’Espérance la futilité de l’instant. Voilà pourquoi, face à l’État neutre libéral dont l’objet premier est d’assurer la coexistence pacifique des déférences et des différends, en assignant au politique le simple rôle d’accompagner l’ingénierie sociale présente, l’État catholique-social gaullien entendait assumer un véritable sacerdoce. Cet État fort et juste, évoqué dans le discours de Bayeux de 1946, arrimait l’ordre de l’esprit à l’éthique de responsabilité, le souffle intérieur au commandement. À ce titre, l’organisation régulière de référendums n’avait d’autres fins que de permettre au peuple d’employer sa liberté à l’active conservation de la maîtrise de son destin.

Cette question politique fondamentale sur la nature du meilleur des régimes sépara pour toujours Charles de Gaulle de l’état-major du MRP ; bien qu’il revendiquât très tôt sa proximité avec les lieutenants du mouvement chrétien-démocrate, pierre angulaire du jeu institutionnel de la IVe République. Si la Providence créa la France « pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires », la médiocrité qui pouvait marquer ses faits et gestes ne pouvait être imputable qu’« aux fautes des français, non au génie de la Patrie ». Or la IVe République consacra cette médiocrité en principe de gouvernement, ou plutôt de non-gouvernement, en institutionnalisant la toute puissance des partis et, à travers eux, la supériorité des intérêts particuliers sur une conception du pouvoir comme art, service et « action pour un idéal à travers des réalités ».

Si de Gaulle conjuguait l’Histoire au présent, c’était dans la fidélité à la France, non pas d’hier ou de demain, tel que la regrettent les uns ou la rêvent les autres, mais dans la fidélité à la France de toujours qu’incarnaient si bien ces « bons curés et simple prêtres » dont il dira, à l’heure de la compromission d’une partie du haut-clergé: « ils sont en train de tout sauver ». Comme Péguy, son maitre spirituel, de Gaulle est récupéré et entrainé dans un des camps qu’il prétendait pourtant dynamiter. Car être catholique en politique, c’est peut être, comme le disait Simone Weil « être infidèle, inconstant à beaucoup d’hommes et à beaucoup d’institutions, à tous les partis politiques, pour demeurer fidèle et constant à la justice, à la vérité, à la liberté. »

Cet article tiré du 4ème numéro de la Revue Limite vous est offert. Mais n’hésitez pas à vous abonner !