En dépit de notre sympathie et de notre admiration pour la personne et l’œuvre de Fabrice Hadjadj, nous nous permettons d’apporter quelques réserves à son éditorial dans le dernier numéro de Limite. Certes, nous approuvons la critique que l’auteur fait, avec humour, de la récupération de la figure de François d’Assise, que l’on convoque à tort et à travers pour profiter de son aura, et du détournement de sa pensée, instrumentalisée parfois par la publicité.

Mais l’essentiel de l’article est une critique de la pauvreté mendiante des franciscains qui auraient, selon Hadjadj, favorisé la consommation en préconisant un usage provisoire des biens, par le refus d’une exploitation raisonnable et productive fondée sur la propriété. L’auteur oppose alors la figure de François qui refuse toute propriété et fonde son économie sur la mendicité, à celle de Bernard de Clairvaux qui développe dans le monde cistercien une exploitation raisonnée et efficace de la propriété terrienne. Bernard serait pour nos contemporains un meilleur modèle d’une écologie responsable tandis que François par son succès,  aurait inspiré une légèreté insouciante dans l’usage des biens de ce monde. Il nous semble que Fabrice Hadjadj ne fait pas justice à la pensée franciscaine et la déforme, et quant à sa visée, et quant à son application.

Il nous semble que Fabrice Hadjadj ne fait pas justice à la pensée franciscaine et la déforme, et quant à sa visée, et quant à son application.

Notons tout d’abord une petite erreur historique : ce ne sont pas les Capucins qui ont fondé les « Monts-de-piété », mais bien avant eux, le franciscain observant Barnabé de Terni, en 1462, puis les frères Bernardin de Feltre et Bernardin de Busti qui en ont recommandé les fondations. Ces initiatives n’avaient d’autre but que de préserver les plus pauvres des ravages de l’usure. Que ces lieux de prêts à gage aient inspiré le développement de la banque moderne ne signifie pas qu’ils en soient la cause. Il s’agit plutôt, là encore d’un détournement, car les objectifs poursuivis sont en totale opposition : le Mont-de-piété veut libérer les pauvres de l’oppression des riches-prêteurs, tandis que la banque vise à faire produire de l’argent à partir de l’argent, au moins pour le banquier et ses prêteurs. Il faut surtout noter que le projet de vie du bienheureux François et de ses frères n’a jamais été de révolutionner la société ou de lui donner des modèles, pas plus d’ailleurs que pour Bernard de Clairvaux. Le seul but de François est de vivre radicalement l’Évangile de Jésus-Christ en suivant ses traces et en prenant ses paroles comme règle de vie. François sait très bien que son mode de vie ne concerne qu’un petit nombre et représente une certaine utopie. Il veut avant tout imiter Jésus qui « n’avait pas une pierre pour reposer sa tête » et « qui a vécu pauvrement ainsi que sa sainte mère ». Il prend au sérieux l’évangile du Sermon sur la montagne et des Béatitudes. Il invite aussi ses contemporains à faire retour à l’Évangile et à renoncer aux biens qui font obstacle à l’amour de Dieu et du prochain. Il invite donc au partage, à la miséricorde et à la fraternité entre pauvres et riches. Il veut surtout rappeler à tous que « Tous les biens viennent du Seigneur Dieu, à qui ils appartiennent » et refuse tout accaparement des richesses pour quelques-uns au détriment de tous les autres.

Le franciscanisme ne se pense pas comme « modèle de la société », mais comme invitation permanente à un dépassement des biens matériels par la recherche du bien  spirituel qu’est la communion dans la charité. À l’évêque qui s’inquiète du refus de possession des biens temporels, François répond : « Monseigneur, si nous avions des biens, il nous faudrait des armes pour les défendre… car c’est de la richesse que proviennent les discussions et les procès ; c’est elle qui crée tant d’obstacles à l’amour de Dieu et du prochain. C’est pourquoi nous ne voulons posséder en ce monde aucun bien temporel » (Anonyme de Pérouse, 17d).

Dans la Règle, François demande aux frères de travailler et ne préconise la mendicité que si ce travail ne suffit pas pour vivre. Il fait de la mendicité une preuve de la dépendance et un symbole du partage, en vue de plus grand bien spirituel qu’est la charité.

Cette désappropriation des biens ne méconnaît pas cependant la nécessité du travail pour gagner sa nourriture. La mendicité n’est pas voulue pour elle-même, ni comme refus du travail. Dans la Règle, François demande aux frères de travailler et ne préconise la mendicité que si ce travail ne suffit pas pour vivre. Il fait de la mendicité une preuve de la dépendance et un symbole du partage, en vue de plus grand bien spirituel qu’est la charité. Les frères s’ils sont vraiment pauvres pourront recourir à la quête en nature, qui, dit François, est un droit des pauvres, mais est aussi un grand bénéfice pour les riches qui acquièrent  en donnant les mérites de la charité.

Si l’on a fait de François d’Assise un patron de l’écologie, ce n’est pas en raison d’une heureuse exploitation des fruits de la terre, mais à cause d’une attitude fondamentale de respect de l’œuvre belle et bonne du Créateur qui invite l’homme à la contemplation d’une œuvre créée où chacun est en paix fraternelle avec tous les autres êtres issus du même amour créateur.

Par ces quelques réflexions, nous ne voulons évidemment pas susciter une polémique sur le vrai visage de François d’Assise, mais simplement apporter notre témoignage et nos connaissances au titre de notre appartenance à la famille franciscaine.

Frère Dominique Lebon, capucin

Frère Luc Mathieu, franciscain, théologien

Frère Frédéric-Marie Le Méhauté, franciscain, théologien

Frère Michel Laloux, franciscain, ministre provincial

Laure Solignac, philosophe, ICP

Pierre Moracchini, rédacteur en chef de la revue Études franciscaines