Le 7 novembre 2019, le projet d’Europacity a été officiellement abandonné. L’occasion de revenir sur un projet contre-nature avec cet article publié il y a deux ans.

Le 21 mai dernier, en réponse à l’appel du Collectif pour le triangle de Gonesse, plusieurs centaines de personnes ont manifesté joyeusement contre Auchan et son projet Europacity. En 2024, ce chantier pharaonique d’hypercentre commercial doit devenir selon son directeur « un projet inédit dans son programme, son offre et son rayonnement ». Il semble pourtant prendre l’aspect  plus sombre d’un gouffre géant, une moderne Charybde, ce monstre mythologique qui faillit engloutir Ulysse. 

Europacity, un nom qui sonne probablement harmonieusement à l’oreille du publicitaire d’agence de publicité, comme une rime de Corneille ravissait l’amateur d’art dramatique au XVIIème siècle. Il est, de plus, mâtiné d’une sonorité anglo-saxonne, sésame indispensable à toute bonne communication dans la France macronienne. Mais, ici, le désastre n’est pas que linguistique. Malgré le visuel verdoyant du site internet qui mise sur un chatoyant enrobage écologique, il s’agit d’un désastre environnemental annoncé. Et les déclarations rassurantes de son promoteur sur un complexe écologiquement responsable n’y changeront rien. Car même si le projet prévoit de « favoriser la biodiversité » – on se demande bien de quelle manière – ce sont près de 700 hectares de terres arables situées dans le triangle de Gonesse qui vont être recouvertes de béton. Ainsi, avec le soutien d’opposants du projet d’Aéroport de Notre Dames des Landes, le cortège de manifestants, aux cris de « des radis, pas des caddies », a montré sa volonté de mettre un arrêt à cette ubuesque entreprise aux proportions démesurées.

En lieu et place d’une terre sur laquelle ont trimé des générations de paysans, le groupe Auchan, propriété de la puissante famille Mulliez, soutenu par un investisseur chinois Dalian Wanda, s’apprête donc à bâtir un tentaculaire temple dédié à la consommation où les boutiques de fringues à la mode et les enseignes de « burgers » remplaceront sillons et labours. Sur cet ancien monde, les bulldozers vont procéder à un prodigieux gâchis de terres parmi les plus fertiles du monde. Cela alors que les politiques publiques souhaitent développer les circuits courts d’approvisionnement agricole pour rendre plus écologique la capitale qui subit, impuissante, chaque année d’incessants pics de pollution. Europacity est aussi le déplorable symbole de cette bétonisation incessante du territoire qui détruit près de 60 000 hectares par an. Sur ce rythme, l’équivalent des Landes et de la Gironde auront disparu au milieu de ce siècle.

Un gouffre festif

Il ne s’agit pas là seulement d’un gouffre écologique, le gouffre est aussi économique et social. Il y a plusieurs semaines, le New York Times s’alarmait du déclin de nombreux centres villes historiques français, maillage de la vie sociale et de l’identité du pays. Des villes touchées au cœur par la multiplication incessante des centres commerciaux. Avec ce projet d’Auchan, la cannibalisation atteint cette fois une dimension supérieure. En plus de menacer les commerces locaux des départements du Val-d’Oise et de Seine Saint-Denis (les commerçants de la ville d’Aulnay viennent de déposer un recours), c’est l’existence même d’autres centres commerciaux de la région qui s’avère maintenant menacée.  Aeroville et O’Parinor, récents complexes commerciaux proches et déjà en difficultés, sont aussi menacés par les 31 millions de visiteurs attendus par Europacity. De quoi remettre en question les alléchantes perspectives d’emplois promises, qui  faisaient briller jusque-là  les yeux de l’ensemble de la classe politique régionale, toutes couleurs politiques confondues mis à part quelques irréductibles. Depuis plusieurs mois, certains écologistes et des élus locaux du Blanc Mesnil et d’Aulnay-sous-bois mènent en effet une guérilla politique et ont  commandé une étude remettant en cause les promesses dorées annoncées sur l’emploi. A ce propos, l’économiste Jacqueline Lorthiois, dans un entretien à Mediapart, a rappelé que tous les grands projets de ce type n’ont jamais répondu aux attentes en termes d’emplois.

Un grotesque emballage très vaguement culturel pour  un produit à l’arrière-goût artificiel dont le seul but est d’engranger, au détriment de tout bon sens,  un maximum de revenus

Les promoteurs du projet mettent aussi en avant la dimension ludique et culturelle. Comme Limite le constatait déjà il y a maintenant plus d’un an, le groupe Auchan a même l’ambition de créer un « espace dédié à l’art de vivre à l’européenne qui porte les valeurs d’humanisme, de démocratie, de paix de culture et de qualité de vie de l’Europe ». À lire le site internet du futur Europacity, on est très éloigné de l’art de vivre européen. Pas de peintures italiennes ni d’Opéras allemands mais plutôt une grotesque sous-culture américaine. Que nous vante ainsi  le projet ?  De la « pop-emotion » avec des parcs d’attraction, de la « show emotion » avec des salles de spectacle, de la « xtm emotion » avec des pistes de ski artificielles  -projet depuis abandonné, maigre concession faite aux opposants- et, enfin, de la «  hype émotion » avec des boutiques de luxe…  Un grotesque emballage très vaguement culturel pour  un produit à l’arrière-goût artificiel dont le seul but est d’engranger, au détriment de tout bon sens,  un maximum de revenus.

Chez les Grecs, la démesure était considérée comme un crime et portait un nom : l’Ubris. Les temps ont changé incontestablement. Elle est devenue un argument de vente, un faire-valoir. Souhaitons qu’un peu de raison mette fin à ce projet en contradiction totale avec les ambitions environnementales qu’affichent notre pays depuis la COP 21 et que cesse cet enlaidissement généralisé des environnements urbains dont ce lieu sera une nouvelle métastase géante. Car cette tumeur maligne  qui, sous des aspects chaleureux, bucoliques et festifs, contribue, comme d’innombrables zones commerciales des banlieues de nos villes, à dénaturer l’essence même de notre pays.   Tel  Ulysse s’accrochant à son figuier, espérons que nous puissions échapper à Charybde.

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