« Je suis dans une usine d’abattage, qui broie l’humanité des vies qu’elle abrite ». Qui parle ainsi ? Une syndicaliste de chez Goodyear ? Un employé d’Amazon ? Une ouvrière bengalie travaillant pour H&M ? Non : une infirmière d’une EHPAD ardéchoise, interpellant Agnès Buzin, ministre de la santé.
Parmi tant d’autres, ce message lève le voile sur les souffrances d’un personnel hospitalier contraint de maltraiter ses patients pour tenir la cadence. Bien sûr, la médecine a fait de beaux progrès, mais la santé est devenue un énorme marché. Au moment où, à l’hôpital psychiatrique du Rouvray, en Normandie, des employés entraient en grève de la faim pour obtenir des créations de postes, on apprenait que « les propriétaires d’exploitants EHPAD » étaient en bonne position parmi les 500 premières fortunes françaises… Public ou privé, l’hôpital ne se moque pas de la rentabilité. Et si la lutte parfois paie – après trois mois de mobilisation, dont dix-huit jours de jeûne, les personnels du centre hospitalier du Rouvray ont obtenu la création de trente postes supplémentaires – il est à craindre que la liquidation libérale à la sauce Macron ne s’accélère.
D’ailleurs, quitte à réduire les soignants à des « robots », autant les remplacer par des machines. Ainsi Paro, « robot émotionnel à visée thérapeutique » conçu au Japon et vendu 7000 euros. Ainsi le suivi post-opératoire commercialisé par Calmedica, start-up d’« intelligence » artificielle, dont Agnès Buzin ne cesse de chanter les louanges : pour libérer des lits et décharger un personnel exténué, les patients envoient, de chez eux, des SMS à un serveur automatique en cas de symptômes ou de malaises. Adieu docteur ! La « médecine » post-humaine, c’est Hippocrate uberisé.
Pas étonnant, à ce compte-là, que le droit à l’euthanasie apparaisse à certains comme une issue de secours. Comment imaginer Papi mourant tout seul devant Candy Crush ? Pas étonnant, non plus, que les progrès du diagnostic pré et post-implantatoire encouragent une sélection toujours plus drastique des embryons humains. Qui souhaite confier son enfant handicapé à un soignant en burn-out ? De la suppression du personnel à la suppression des personnes, le glissement est fatal.
En réalité, nous semblons toujours plus démunis face au racolage transhumaniste. Alors que la loi de Gabor semble s’imposer (tout ce ce qui est techniquement possible sera tôt ou tard légal – et commercialisé), le principe même de dignité humaine se voit relativisé. Et, bien que du début à la fin de la vie nous fassions face aux effets indésirables du technicisme (sous l’effet de pollutions diverses, la qualité du sperme a diminué de moitié ces quarante dernières années), nous semblons nous y enfoncer toujours plus avant. Aussi les débats bioéthiques nous placent-ils face à des choix politiques cruciaux : voulons-nous continuer dans l’impasse de l’artificialisation généralisée, quitte à nous stériliser nous-mêmes, ou choisir la voie d’une écologie appliquée à tous les domaines de l’existence ?
La sobriété que nous prônons inclut le corps humain et implique la solidarité : la valeur d’une société ne se mesure pas à sa puissance, mais au soin qu’elle apporte aux plus petits d’entre les siens. Au règne du désir individuel illimité, qui ne peut que renforcer le droit des forts sur les faibles, nous opposons une prise en charge collective de notre finitude. À la solitude de l’homo deus, la sollicitude de l’homo sociabilis. Au cynisme technico-marchand, la gratitude pour la vie reçue, aussi blessée soit-elle. Car c’est du sein même de notre vulnérabilité que jaillit notre dignité. Changeons de regard et de cœur plutôt que de nature : aucun bidouillage ne rendra la vie plus belle.
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- François Ruffin & François-Xavier Bellamy : Leur ennemi en commun - 05/30/1998
- L’édito écolo : « L’instrumentalisation de la question climatique par les politiques et industriels rappelle l’importance du projet d’écologie intégrale » - 05/30/1998
- « La communauté est la condition de notre rayonnement » - 05/30/1998
« les souffrances d’un personnel hospitalier contraint de maltraiter ses patients pour tenir la cadence ». Dans cette société hédoniste marquée par le mépris du plus faible, une telle formulation me paraît dangereuse.
Le personnel n’en peut plus ? On peut et on doit l’entendre. Mais rappelons que l’aide au malade et au plus fragile a toujours relevé d’une vocation. Qui découle d’une sensibilité particulière. Sans cette notion de vocation, le soignant, même bien rémunéré, s’épuisera et se détournera du pauvre que devient tout malade ou tout vieux, qui, à un moment ou à un autre, demande « du nécessaire » de ce même soignant.
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