L’un est député européen encarté Les Républicains, l’autre député de la Somme au sein de La France insoumise pour quelques jours au moins. Sur l’échiquier politique, un gouffre sépare François-Xavier Bellamy et François Ruffin. Pourtant, les deux hommes politiques se retrouvent autour d’un point commun : celui d’une critique du Progrès. Redonner une place à l’Hommes face à la technique et aux machines, c’est tout l’objet de cet entretien sans langue de bois politique. Extrait.

Propos recueillis par Paul Piccarreta / Photos de Claudia Corbi

La question du progrès est centrale dans l’appréhension politique de notre époque. Pourtant, les réflexions critiques à son égard brillent plutôt par leur absence dans vos familles politiques respectives. Pourquoi ?

François Ruffin : La réflexion critique en politique, en général, ça ne va pas de soi. Parce que moins on réfléchit, plus on est efficace, plus on est adapté aux poncifs de son temps, de son milieu. Aller contre le sens du courant, c’est dangereux politiquement ! En plus, quand vous vous mettez à penser, ça n’est pas complètement abouti, vous bégayez, vous hésitez. Tandis que si vous récitez le « ça va de soi » du moment, ça coule de source, et ça ne vous crée aucun problème.

C’est pourtant ce qui vous a poussé à entrer en politique, la réflexion…

F. Ruffin : Oui, c’est une porte d’entrée. Quand j’étais journaliste, j’avais rencontré des dirigeants politiques, et ça m’étonnait qu’ils lisent si peu, presque rien. Et puis un jour, je vais voir la députée de mon coin. J’ai la même surprise : « Qu’est-ce qu’elle est nulle, je me dis, je pourrais être député à sa place ». Et ce fut la naissance de ma vocation ! [Il se marre.]

F-X Bellamy : Ce que je constate, comme François Ruffin, c’est que la politique est une machine à arrêter de penser. Le rythme de la vie politique, pour paraphraser Bernanos, est une conspiration contre toute vie intellectuelle. Je sens à quel point il est difficile d’échapper au bruit de l’actualité, de couper son téléphone et d’avoir la patience de se plonger dans un livre. Par ailleurs, dans son principe même, la politique fonctionne presqu’à l’inverse de la philosophie : quand on mène un travail de recherche, faire l’effort de penser contre soi-même est à la fois nécessaire et stimulant. En politique, cela ressemble à un danger : il est difficile de ne pas devenir prisonnier de votre camp, du rôle que les autres attendent de vous voir adopter, et même de vos propres certitudes.

« L’écologie est une inquiétude profondément conservatrice »

François-Xavier Bellamy

Essayons de penser alors. Qu’est-ce que le progrès ?

F.Ruffin: Tout d’abord, je distingue très fortement «progrès humain» et « innovation technologique ». Parce que « progrès », ça signifie souvent « technologie ». Or, les deux ne vont plus de pair.

F-X. Bellamy : Cette distinction est effectivement décisive. De ce point de vue, le problème n’est pas que le progrès soit un but : tout le monde veut atteindre un progrès, servir un bien plus grand, pour que la société soit plus humaine, plus juste, plus prospère. Le problème est la confusion qui voudrait que toute innovation soit un progrès… Ce qui est nouveau est nécessairement meilleur que ce qui précède : c’est le grand ressort du marketing – et aussi le slogan du macronisme : le « nouveau monde » doit remplacer «l’ancien». Mais c’est aussi le début d’une frustration infinie, car le réel se trouve ainsi par principe dénoncé comme décevant au regard d’un futur qu’il faudrait impérativement désirer. La prise de conscience écologique devrait nous faire sortir de cette fuite en avant : elle permet de comprendre que nous sommes héritiers d’un équilibre fragile, qui nous précède et garantit toute vie à venir.

F.Ruffin: La question du «progrès», je la lie à celle du PIB. À l’origine, chez moi, il y a sans doute un refus spirituel, une rébellion devant la gadgetisation de la société, un rejet de la publicité à outrance, une résistance au bonheur conforme. Mais, pour glisser de l’individuel à l’universel, pendant un siècle «plus» a signifié «mieux». On produit plus = on vit mieux. Puis, dans les années 1970, ce lien se casse car depuis un demi-siècle la hausse du PIB n’entraîne plus une élévation des indices de bien-être. Ça décroche. Et c’est une cassure qu’on observe partout : dans chaque pays, jusqu’à 25 000 dollars de PIB par habitant, les gens vivent mieux, mangent mieux, se logent mieux, s’éduquent mieux, se soignent mieux. Mais au-delà de 25 000 dollars, il n’y a plus de corrélation. Donc, le progrès, le progrès humain, nous ne pouvons plus l’attendre de la production, de l’innovation, de la consommation d’objets sans cesse nouveaux. Mais je ne renonce pas à l’idée de progrès pour autant. Ma critique, donc, est d’abord « rouge », de gauche, et peut se formuler ainsi : nous n’avons pas à attendre la croissance, la hausse du PIB, la productivité, pour que les gens vivent mieux. Evidemment, l’exigence écologique se conjugue avec ma critique rouge : la hausse infinie du PIB n’est plus permise, les innovations permanentes sont nuisibles.

Avez-vous un critère de dis…

La suite de l’entretien est disponible dans la revue Limite n°26 « Débranchez le progrès » à retrouver en kiosque. 98p. 12€