Quand il a découvert le vélo entre son second et troisième roman, Aurélien Bellanger est devenu un nouvel auteur. Les périples en bicyclette nourrissent désormais son œuvre, ils produisent ses intuitions géographiques, fourbissent son imaginaire. Pour Limite, cette voix suave de France Culture (à 10 h 55 du lundi au jeudi) raconte une de ses dernières escapades. Histoire de nous faire sentir le vent dans ses cheveux longs et les picotements dans ses cuissots.

«  Je n’ai pas voulu laisser au seul diesel le soin de dessiner la carte de la France, je n’ai pas voulu tout lui donner de ma vie, mes enfants, ma maison et mon âme ; il me fallait tester une hypothèse, vérifier quelque chose, relier d’une traite les deux lieux de ma vie, mon appartement parisien, délaissé pour cause de COVID, et ma maison mayennaise, miraculeusement achetée juste avant le confinement (le premier, NDLR).

J’avais mis mon réveil à 5 h 30, sans spécialement y croire. L’itinéraire tenait sur deux paperolles, une de chaque côté du guidon, presque 150 kilomètres chacune avec une bascule à Brou. Et j’avais le même, pour le retour, dans ma seule poche qui fermait, avec ma carte bleue et ma clé. Une petite centaine de noms de villages, la majorité dans la Beauce, pour l’aller, dans le Perche, pour le retour. Un petit algorithme de la France. Une sorte de loupe, vue par le côté, avec un gauchissement marqué vers le sud, pour la première journée, vers le nord pour la seconde, qui me ferait logiquement passer par La Loupe.

Sans réfléchir j’escalade, alors qu’il fait encore nuit, le raidillon de Thorigné, je dévale jusqu’à Loué, il y a à ma droite de gigantesques silos à grain, le jour se lève et je suis déjà au Mans, puis à Connéré, le berceau de la rillette, enfin sur un chemin de ferme, à la rencontre d’un menhir percé, devant lequel je mange mes premières mangues séchées de la journée. Bientôt les cent kilomètres, bientôt la Beauce bienfaisante et son vent dans le dos. Restait une imperceptible difficulté, une élévation constante et invisible de la terre, la barre de péage géologique du bassin parisien, qui devait me laisser, anormalement épuisé, au pied du château de Montmirail, à la pointe sud du Perche, le département englouti dont il est l’une des dernières buttes témoins.

J’ai bu là un verre de coca artisanal et suis reparti, confiant, plein Est, en direction de Brou : le dernier nom de la première de mes deux paperolles du jour, le milieu du chemin à partir duquel le comptage des kilomètres devenait décroissant : plus que 135, plus que 100, plus que 50 kilomètres.

J’ai été surpris de la richesse hors de propos des villas d’un bourg frontalier, et j’ai imaginé toute sorte d’échanges, entre le Perche boisé comme une oasis égyptienne et le désert comestible de Beauce – le Sinaï français.

Je me suis reposé, à un croisement, au pied d’un crucifix, à la sortie de Yèvres, mais n’ai pas poussé le mysticisme jusqu’à la cathédrale de Chartres : je préférais passer par Auneau où la légende du génie civile fait se reposer, le long d’une des voies de la gare, le viaduc mythique de Tolbiac. J’ai en revanche longtemps joué avec la parallaxe que formait ses deux tours avec leur contrepartie républicaine, les bulbes orientaux d’une station d’écoute.

Crédit : Aurélien Bellanger

Mais j’étais déjà à Dourdan, attrapé par l’une des mains électriques de l’agglomération – retardé, plutôt par les branches successives de son étoile d’eau, dont j’avais mal calculé la profondeur, alors que la masse de mon épuisement devenait de plus en plus perceptible.

Arrivé à Paris par la partie jamais construite de l’A10, par l’artificielle coulée verte qu’on avait laissé s’épancher dans son emprise inexploitée, je me ferais dépasser par un enfant à trottinette dans un saut-de-mouton, avant de me reprendre et de faire la course avec un Vélib’ électrique jusqu’au Boulevard Saint-Michel.

Le temps de commander le plus imposant Bobun de ma vie, avec tous ses suppléments possibles, et de programmer mon réveil pour 5 h 30 le lendemain, et je serais déjà reparti dans l’autre sens, regrettant à peine, sous les arcades de Buc, ma décision irréfléchie de faire l’aller-retour.

Un romancier à pédales en plein effort. Crédit : Aurélien Bellanger

Je ne pose pas le pied à terre avant d’avoir dépassé Maintenon, alors que j’aperçois les tours de Dreux sur mon horizon droit. Je massacre un peu le Perche, entre Châteauneuf en Thymerais et Nogent le Rotrou, en prenant la nationale – le Perche où j’avais une autre fois suivi toute la ligne de crête encore pavée d’une ancienne voie romaine – mais pour me pardonner je me promets d’écrire un jour un roman qui se passerait dans ce département fantôme.

Les acacias ont profité de la sécheresse et se multiplient dans les haies. La Sarthe est franchie mais je me perds un instant du côté de Lavardin. Le soir arrive plus vite que prévu, ça fait douze heures que je roule et il doit m’en rester encore deux.

Aurélien Bellanger, extatique

Je m’arrête, en haut de la côte, devant l’entrée du château de Nogent-le-Rotrou dont je fais instantanément, après Mantes, Senlis ou Laon, l’une des capitales secrètes de la France.

Un peu avant la Ferté-Bernard, que je connais déjà, je prends à droite et franchis l’Huisne au pied du clocher carré d’Avezé.

Je ne sais plus trop où j’en suis, je vais vers l’est, la vue, dans un virage de la montée vers Préval, est sublime ; je finis par contourner Le Mans, dont j’aperçois la cathédrale au milieu des jardins de pierre sèche d’un lotissement pendulaire.

Les acacias ont profité de la sécheresse et se multiplient dans les haies. La Sarthe est franchie mais je me perds un instant du côté de Lavardin. Le soir arrive plus vite que prévu, ça fait douze heures que je roule et il doit m’en rester encore deux.

Crédit : Aurélien Bellanger

Mais j’aperçois enfin la fine antenne du Mont Rochard, que j’ai laissé la veille en haut du raidillon du Thorigné, et qui devient à cet instant mon monument français préféré.

Le roulement à bille de ma roue avant s’enraye dans ma dernière descente mais j’ai purifié ma vie du diesel, j’ai enfin réussi, après 552 kilomètres, à distancer symboliquement mon empreinte carbone.

C’est la nuit du 15 août et j’arrive juste à temps pour disposer des lumières, avec les autres habitants du village, dans les meurtrières de la vieille tour de ma maison.  » 

Cet article monté sur deux roues est à retrouver dans le dossier cycliste du 11ème numéro de Limite, la première revue d’écologie intégrale. L’essayer, c’est l’adopter !

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