Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait l’honneur de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

Avant l’âge de raison, et parfois même après, les enfants sont persuadés que le distributeur automatique de billets est une source intarissable. On y va puiser l’argent à sa guise, quand on en a envie, et dès lors papa apparaît comme un ascète très austère, car comment comprendre autrement qu’il n’achète pas toutes les magnifiques marchandises qui lui clignent de l’œil dans les vitrines ? Au lieu de remplir son sac à flots, il se contente de quelques coupures, souvent petites, à de longs intervalles, et se paye avec cela ce qui semble le strict nécessaire en comparaison de tout ce qui s’offre sans trêve avec force avantages et sourires.

Cet imaginaire est bien naïf. Il ne faudrait pas trop sans moquer. Comme tout ce qui vient de l’enfance, il demeure en nous, intact sous nos strates de science et de sérieux. Il est largement exploité, par exemple – comme on exploite un gisement enfoui – par les machines à sous. Autour d’elles flotte le rêve d’une fontaine d’où les pièces d’or jailliraient sans cesse ou du moins pourraient le faire, pour nous, si la bonne fée nous a dotée d’une bonne étoile ou qu’Excalibur nous fût mystérieusement réservée. La machine est si rutilante, si ludique, qu’un certain temps est requis avant de se rendre compte que son levier n’est pas une pompe à pèze, mais le funeste bras du « bandit manchot ».

On peut même penser que c’est précisément cela qui soutient le mécanisme de fascination : non pas le gain d’argent, mais quelque chose comme un retour en enfance. L’argent étant un enjeu grave, « adulte », lié au travail et à la peine, on se sent autorisé à cette régression infantile, on peut la parer d’un motif utilitaire ou relevant d’un superflu digne de l’homme mûr. Le but reste cependant d’involuer vers une irresponsabilité scintillante…

Les machines à sous ont beaucoup changé depuis la « Liberty Bell Slot Machine » inventée en 1898 par Charles August Fey, un Bavarois émigré en Californie, qui n’hésita pas à insérer le symbole de l’indépendance américaine dans le premier « automatic payout mechanism » : mieux que le pique, le cœur ou le fer à cheval, la cloche de la liberté faisait sonnailler une cascade de quarters frappés au profil de George Washington… Mais on est bien loin, aujourd’hui, de ces espèces trébuchantes, des rouleaux qui tournent puis se bloquent successivement, enfin de tout le brinquebalement de ferraille qui rendait notre bandit presque sympathique. Celui-ci a perdu son bras. Les pièces ou les jetons ont été remplacés par la carte de crédit (qui s’introduit comme dans un distributeur de billet), et le joueur n’a plus à bouger qu’un seul doigt, pressant un bouton ou effleurant cet écran tactile, qui, grâce à l’expertise des cogniticiens, sait exactement doser pertes et gains, stimuli et détentes, afin de vous accrocher au maximum.

Par ses phases de jeu habilement raccourcies, la nouvelle machine à sous va même chercher plus loin que notre enfance, jusque dans les résidus paléolithiques de nos cerveaux : reste d’une adaptation évolutive capitale au temps où nous étions entourés de prédateurs, l’introduction de n’importe quelle nouveauté dans notre champ visuel provoque en nous une « réaction d’orientation », laquelle nous tient en alerte, nous mobilise pour parer à l’imprévu. C’est ainsi que les « chaînes info » nous retiennent, moins par leur contenu, que par leur forme brève, défilante, clignotante – ces breaking news démultipliées partout dans le cadre et sur ses bords. Et nous voilà captivés comme le lapin devant la danse de la belette, incapables de bouger, parce que sans arrêt nous réévaluons la meilleure façon de réagir devant ces données toujours fluantes.

"Addiction by Design - Machine gambling in Las Vegas", Natasha Dow Schüll, Princeton University Press, 2012

« Addiction by design – Machine gambling in Las Vegas », Natasha Dow Schüll, Princeton University Press, 2012

Le hasard de la combinaison gagnante n’est donc plus laissé au hasard d’une mécanique : il est géré électroniquement par un programme de RNG (Random Number Generation) verrouillé sur un taux de redistribution régi par la loi (en France, il ne doit pas être inférieur à 85% : sur une mise 100, la machine redistribue aléatoirement à ses clients 85 sur un cycle plus ou moins long, de sorte que l’un peut avoir la chance de rafler le jackpot – l’argent des autres – tandis que le casino est assuré, lui, d’un revenu de 15). Mais le plus savant dosage, avons-nous dit, est ailleurs : dans l’ergonomie générale de l’appareil, les excitations sensorielles de son moniteur, son environnement à part.

Natasha Dow Schüll étudie cette « zone de la machine » dans son livre Addiction by Design : Machine gambling in Las Vegas (« un des travaux de science sociale les plus importants des trente dernières années », d’après Matthew B. Crawford). À travers une enquête qui va des concepteurs et gérants des machines aux joueurs professionnels et membres des « parieurs anonymes », elle explicite le dispositif de l’addiction, et ce qu’il faut bien nommer une « toxicomanie algorithmique ». En Amérique du Nord, les machines à sous génèrent 80% des profits des casinos, et sont la cause de 80% des cas de « jeu pathologique », la dépendance s’y mettant en place trois fois plus rapidement que pour les jeux de table, pour lesquels une relation interpersonnelle s’impose encore en marge. Les joueurs dès lors ne cherchent plus à gagner, mais à s’absorber, à s’oublier dans le jeu (une femme avoue que pour l’occasion elle porte toujours des vêtements noirs : comme il lui arrive d’être hypnotisée au point de repousser le moment d’aller aux toilettes jusqu’à la limite fatale, les taches y sont moins voyantes).

Ici, comme dans l’avarice, l’argent n’est pas convoité comme le moyen d’acquérir des biens matériels. L’avare n’en dépense jamais : il s’en sert comme réserve projective, imaginant tout ce qu’il pourrait avoir avec, s’enfermant dans une sphère de puissance secrète, qui l’arrache au monde commun. Pareillement, après une certaine période d’incubation, le joueur ne court plus tant après les sous qu’après la machine elle-même et sa machination qui lui permet d’être dans une bulle simplificatrice, où son action semble obéir à des règles parfaitement lisibles et se résume à une pression et des gratifications virtuelles. Il s’éloigne ainsi d’une réalité trop dure, trop enchevêtrée ou trop insignifiante à ses yeux. Dématérialisé et transformé en carburant de l’algorithme, l’argent devient moyen de se séparer des biens matériels (et de leurs maux) – jusqu’à l’aube. Alors le réveil est terrible, la matière se rappelle brusquement par les poches vides et la culotte pleine, la dette et les déchets.