A propos de « Les liens artificiels » de Nathan Devers.
Photo de Jezael Melgoza (Unsplasch)
Avec son roman qui prend le métaverse pour décor, le jeune écrivain Nathan Devers offre un portrait cynique et sans équivoques sur ce monde artificiel.
Chaque jour, les actualités font leur miel des âneries débitées par les personnalités publiques sur les réseaux sociaux, Elon Musk assurant désormais la relève de Donald Trump sur Twitter. De l’autre côté, les scientifiques de tous poils répètent (sur les plateaux bien sûr) combien les écrans sont mauvais pour la santé. Plus de trois quarts des Français confessent être accros à leur portable, et pour se défaire de cette addiction ils sont nombreux à payer des retraites « digital detox » – parfois très cher. Une semaine sans Instagram et vous redécouvrez les bienfaits de la lecture, du dessin, du silence et de la solitude. So hype. Bref, tout le monde semble d’accord pour dire que les réseaux sociaux c’est mal. Pourtant, Meta a réalisé un bénéfice net de 10,3 milliards de dollars au quatrième trimestre – 8% de moins que l’année passée, mais le résultat reste plus qu’honorable. Et Mark Zuckerbeg ne cache pas son ambition d’imposer le métavers grandeur nature dans le monde entier.

Sans doute valait-il donc la peine d’écrire sur les réseaux sociaux, et Nathan Devers s’en sort plutôt bien dans Les liens artificiels. Il avoue lui-même avoir hésité entre essai et roman : ce sera finalement un roman, qu’on voudrait croire d’anticipation mais dont l’intrigue est volontairement située dans notre époque contemporaine. Le métavers grandeur nature n’est plus très loin et sera l’équivalent de la découverte de l’Amérique, assure le jeune auteur qui adopte à dessein les codes de cet univers dès la première scène, avec le suicide en « live » de Julien Libérat, notre anti-héros. A partir de ce moment, le décor est posé et le roman se déroule inéluctablement jusqu’à ce moment qui hante chaque page. Notre époque a quelque chose de la tragédie grecque, dommage qu’on considère les langues anciennes comme inutiles.4
Cet acte fondateur renferme à lui tout seul le paradoxe des réseaux sociaux, et le fil rouge du récit : le suicide dans le selfie ou l’auto-destruction dans l’acte par excellence d’affirmation de soi. En effet, Julien Libérat, professeur de piano vivant à Rungis a tout du parfait raté : largué, pauvre, mauvais chanteur, pas loin de l’alcoolisme. Le portrait fait par Nathan Devers est sans concessions, juste mais cruel. Lors d’un été étouffant, il découvre un jeu vidéo qui le fait entrer dans un métavers grandeur nature, c’est-à-dire un monde virtuel en 3D immersif. Julien adopte le pseudonyme de Vangel et devient peu à peu très riche et très puissant. Ce sont notamment ses poèmes, publiés sur le réseau social interne du jeu, qui le font connaître de façon anonyme des internautes et du créateur du jeu, Adrien. Ce dernier est l’exact opposé de Julien : grâce à son immense fortune, il peut tout faire. Très inspiré des biographies d’Elon Musk et Mark Zuckerberg, ce milliardaire de la Silicon Valley s’appuie sur l’Apocalypse de Saint Jean dans toutes ses décisions, et veille jalousement sur son jeu. Car à force de jouer les Icare, Julien-Vangel finit par se brûler les ailes, car Adrien-Dieu Soleil n’aime pas qu’on lui fasse de l’ombre. Internet tuera-t-il définitivement la poésie ? Le roman de Nathan Devers prouve que certains jeunes auteurs en ont sous la pédale.
Parution le 17 aout 2022.
Albin Michel, 336 pages, 19,90 euros.
Marguerite Archambault
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À propos du délire « métaversel » de la grande Fesse du Bouc (jeu de mots approximatif très moyen pour Facebook, mais ça soulage !) : je pense aussi que l’immersion dans le virtuel comme variante « acceptable » du suicide collectif, et comme anesthésie doucereuse (ni douce ni, surtout, heureuse) de nos angoisses de fin du monde, est l’un des plus grands dangers qui menacent notre futur proche…
En effet, ce projet délétère repose sur une illusion ontologique ET existentielle fondamentale : « si le réel, tel qu’il t’apparaît (et te résiste), ne te convient pas, au lieu d’en affiner ta compréhension, d’en travailler ton appréhension (aux deux sens du terme : approche et peur), et de t’y adapter, c’est-à-dire au lieu de te changer toi-même de l’intérieur pour t’élever, eh bien tu n’as qu’à changer de réel ! »
Comme si c’était possible… Comme si on pouvait résoudre nos problèmes réels, et y trouver des solutions viables, dans un monde virtuel « à côté » du vrai ! Comme si on pouvait respirer un air virtuel, boire une eau virtuelle*, embrasser un algorithme ou faire l’amour (« pour de vrai ») avec une « intelligence » artificielle ! Ou encore être riche « pour de vrai » avec des bitcoins… C’est un peu l’inversion dérisoire, clownesque, de l’ascétique et exigeante maxime du Mahātmā Gandhi : « Sois toi-même le changement que tu voudrais voir advenir dans le monde… ».
(* : Cette « eau » virtuelle sera le contraire absolu de cette Eau Vive d’esprit, et d’éternité instantanée, que le Passant me donne « afin que je n’aie plus jamais soif » [Jean 4-15], cette Eau Vive dont parlent Jean Giono et aussi René Char dans « La Parole en archipel, essai philosophique » (1962) : « Le réel quelquefois désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’Espérance survit… » ; j’ajoute : …la Soif aussi… la Soif comme élan vital du désir inextinguible).
Certains ont tendance à édulcorer ce projet technologique du métavers en en faisant un équivalent actuel de l’invention du cinéma à la fin du XIXème siècle, qui inaugurerait un « dixième art » lequel permettrait l’avènement d’œuvres authentiques, absolument inédites et encore inimaginables. Même si une créativité apparemment sans borne pourra s’y déployer, croire cela c’est faire peu de cas des conditions psychologiques et collectives de réception des œuvres d’art. L’art est d’abord l’expression d’une singularité, d’une vision d’artiste ; mais il est aussi une communication différée et décalée qui nous confronte à l’altérité. Et c’est cette communicabilité émotionnelle complexe, indécidable, qui fait toute la richesse sublime* et mystérieuse de l’œuvre d’art ; cet « illisible qui accroche, ce texte brûlant, [« illisible » et « ins-criptible »**] mais « recevable », cette désorganisation énigmatique [de notre perception] » dont parle Roland Barthes dans « Roland Barthes par lui-même » ;
(* : sublime au sens de « transcender concrètement » nos frontières en esprit). (** : « est scriptible le texte que je lis avec peine [mais, dans votre cas, disons que c’est une peine bien douce…], sauf à muter complètement mon régime de lecture ». ).
Car l’œuvre est faite par son émetteur ET par son récepteur d’imaginaire en écho, mais sur le mode de l’étrangeté, de la surprise, de la rencontre ; oui, l’œuvre est faite à la fois par :
– l’écrivain et son lecteur avec le mystère du langage,
– le peintre et son regardeur-voyeur avec le mystère de la lumière (+forme +matière +accident),
– le compositeur, son interprète et son écoutant avec le mystère du son et du temps mêlés, comme un jeu avec l’énergie infinie du vide quantique et du silence (super-corde vibrante, onde élémentaire et vibration fondamentale, harmonie, émotion et communication pré et post langage),
– le chorégraphe, sa danseuse et son spectateur, avec le mystère de l’abstraction charnelle du geste dans la pesanteur défiée…
– oui… tant de désirs croisés…
Or pour le métavers, les jeux globaux tous azimuts (« totalitaires ») ou la réalité « immersive » qui y seront proposés seront, selon toute vraisemblance, étroitement calibrés sur les désirs et le profil algorithmique du public considéré comme une collection de consommateurs pris individuellement et isolément ; à qui il sera proposé de « vivre » dans une bulle d’univers « idéal », sans mauvaise surprise et sans conflit, taillé sur mesure et « personnalisé » à l’infime détail près : d’abord la vue et l’ouïe en 3 D tous azimuts, bientôt suivie des impressions tactiles, olfactives, et jusqu’à la manipulation du proprioceptif et des données personnelles, puis de nos souvenirs… Ne serait-ce que pour fabriquer une « illusion de réalité » maximum (et une réussite commerciale massive). Mais cela c’est du « tout en toc »… Ce sera donc le contraire de l’art, et l’inverse exact d’une confrontation avec l’altérité qui élève et élargit notre perception du réel et notre compréhension de la beauté de la vie et des mystères de l’être. Ce sera seulement l’auto-contemplation ad libitum du même (du faux-semblant « m’aime »), un jeu de miroir à l’infini (je me contemple en train de contempler ce qui me ressemble).
Or ce narcissisme puissance 10 est mortifère et névrotique (la névrose comme
« l’appréhension timorée d’un fond d’impossible » disait encore Barthes dans « le Plaisir du texte » je crois). C’est d’ailleurs ce que suggère le suicide qui hante ce roman comme le dit Marguerite Archambault, et aussi ce que montre sa couverture avec Narcisse se badant dans son reflet sur un écran (comme si la masturbation, bien nommée « auto-érotique », était un substitut bien suffisant à l’amour vrai et à la rencontre de l’Autre)… On a déjà la fausse richesse de la libre circulation incessante des capitaux, d’ubiquité virtuelle, qui n’a pas fini de faire des dégâts irréversibles aux appareils productifs, à la vie des gens et de la planète… et la fausse richesse de la finance dérégulée, mondialisée et informatisée qui, à coup de millions d’opérations par seconde déjouant les plus minuscules fluctuations du sacrosaint marché, ou jouant avec elles, « crée » de l’argent dématérialisé… qui ne tardera pas à faire pschitt ! La durée de vie des data centers n’ambitionne tout de même pas d’égaler celle des pyramides de Gizeh, limités qu’ils sont par leur caractère hyper énergivore et par la fugacité de la trace magnétique !…
Bien au contraire, il est urgent de s’entraîner (au deux sens : émulation et exercice, mutualiser et se renforcer) à intensifier et densifier notre rapport au réel indéfini et infini, plutôt que de chercher à le fuir et à modifier nos états de conscience. Parce que l’éternité réside au fin-fond de l’instant et l’infini au cœur de l’infinitésimal, donc du réel. Pour les effleurer, « il faut rester plus immobile qu’immobile » (comme le disait l’astrophysicien James Jeans dans « À travers le temps et l’espace »).
Le métavers virtuel ne sera lui qu’une drogue de plus, et un fallacieux paradis artificiel. Car il y a des objets inducteurs d’addiction en eux-mêmes, comme le smartphone : ce ne sont pas de simples « outils » qui dépendent seulement de la manière dont on s’en sert, et qu’il faudrait apprendre à utiliser et à maîtriser (maîtrise d’autant plus impossible qu’il est aussi l’outil du contrôle universel qu’il promeut). C’est un peu comme si l’on prétendait que l’héroïne est un médicament comme les autres, et qu’il faut bien suivre la posologie prescrite !… Ceux-ci sont des liens qui asservissent au soi, au contraire de l’amour, lequel est LE lien qui libère, qui ouvre un chemin vers l’Autre… oui… un chemin comme une tendre insertion au sein de l’intrication métaquantique universelle réelle que l’on pressent quand le « sentiment océanique » (de Romain Rolland) remonte en nous comme la mer sur ses grèves…. quand l’amour-sentiment rejoint l’amour cosmique en tant que concept métaphysique ET de physique fondamentale…
Métavers/metaverse/multivers :
À propos du terme lui-même, je dois dire que je préfère son orthographe en français, qui stigmatise bien l’illusion qui le fonde : « Métavers » soit un univers « à côté » du nôtre, comme s’il pouvait y avoir vraiment une alternative au réel ! « Metaverse » en anglais en rajoute une couche dans l’alternative : « le méta « versus » l’uni », suggérant que le méta se situe carrément « en opposition » au réel, comme son adversaire. Et même si finalement l’univers est multiple, si l’univers se diffracte et se fractalise (se « disfractalyse ») en multivers, chacune de ses composantes endosse le même degré de réalité et aucune n’est virtuelle. Et qui dit qu’elles seraient concurrentes ou incompatibles ?
« Limite » :
J’aime le concept de votre revue « Limite » assez proche, pour une part de son inspiration, de ces chrétiens-marxistes qui furent l’une de mes matrices existentielles et intellectuelles et, pour une autre part de son engagement, tournée vers l’avenir par souci d’écologie fondamentale. Et je trouve bien choisi son titre de « Limite » lequel donne un peu, avec raison, la « fessée » à cet humain qui se conduit parfois comme un « enfant-roi », mal élevé et prétentieux, qui cherche sans cesse à repousser les limites qu’il rencontre, sans prendre conscience que la limite est justement un point d’appui pour grandir, se réaliser sans détruire. Et cela contre toutes les idéologies qui se bercent au dogme de la croissance économique sans borne, relevant de la pensée magique, alors que « voici le temps du monde fini » comme le disait déjà Albert Jacquard en 1991 (Seuil). Par chance, le progrès humanisé de l’homme ne se résume pas à l’augmentation de sa consommation de la planète !
D’ailleurs même en mathématiques élémentaires il existe, je crois, des limites qui tendent vers l’infini* (poétiquement, du moins…). [ *N.B. : plus précisément, « en analyse mathématique, la notion de limite décrit l’approximation des valeurs d’une suite lorsque l’indice tend vers l’infini, ou d’une fonction lorsque la variable se rapproche d’un point (éventuellement infini) au bord du domaine de définition » comme le dit notre chère Wikipédia]. Si la Terre est limitée, l’infini existe en esprit.
C’est dire si ce roman de Nathan Devers est précieux et tombe à point nommé, convergeant vers la reconnexion au vivant et le techno-criticisme que célèbre Alain Damasio dans son autre extraordinaire roman récent (« Les Furtifs »). À propos, j’aimerais bien lire dans votre revue « Limite » une longue interview de Damasio sur tous ces sujets que vous portez. Et je vais courir acheter « Les liens artificiels » ! Profond merci à Madame Archambault de nous le faire découvrir. Et le « métavers grandeur nature » de Mark Zuckerbeg, ce sera SANS MOI !! Vous pouvez me faire confiance !! Je préfère de loin me promener dans une vraie forêt, pour y goûter la beauté munificente de la vie sous toutes ses formes, à la fois si familière et toujours… inattendue, imprévisible… infiniment neuve………………………..
Version complétée :
Métavers : il n’y aura que des perdants à terme
À propos du délire « métaversel » de la grande Fesse du Bouc (jeu de mots approximatif très moyen pour Facebook, mais ça soulage !) : je pense aussi que l’immersion dans le virtuel comme variante « acceptable » du suicide collectif, et comme anesthésie doucereuse (ni douce ni, surtout, heureuse) de nos angoisses de fin du monde, est l’un des plus grands dangers qui menacent notre futur proche…
En effet, ce projet délétère repose sur une illusion ontologique ET existentielle fondamentale : « si le réel, tel qu’il t’apparaît (et te résiste), ne te convient pas, au lieu d’en affiner ta compréhension, d’en travailler ton appréhension (aux deux sens du terme : approche et peur), et de t’y adapter, c’est-à-dire au lieu de te changer toi-même de l’intérieur pour t’élever, eh bien tu n’as qu’à changer de réel ! »
Comme si c’était possible… Comme si on pouvait résoudre nos problèmes réels, et y trouver des solutions viables, dans un monde virtuel « à côté » du vrai ! Comme si on pouvait respirer un air virtuel, boire une eau virtuelle*, embrasser un algorithme ou faire l’amour (« pour de vrai ») avec une « intelligence » artificielle ! Ou encore être riche « pour de vrai » avec des bitcoins…
C’est un peu l’inversion dérisoire, clownesque, de l’ascétique et exigeante maxime du Mahātmā Gandhi : « Sois toi-même le changement que tu voudrais voir advenir dans le monde… ».
(* : Cette « eau » virtuelle sera le contraire absolu de cette Eau Vive d’esprit, et d’éternité instantanée, que le Passant me donne « afin que je n’aie plus jamais soif » [Jean 4-15], cette « Eau Vive » dont parlent Jean Giono et aussi René Char dans « La Parole en archipel », essai philosophique (1962) : « Le réel quelquefois désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’Espérance survit… » ; j’ajoute : …la Soif aussi… la Soif comme élan vital du désir inextinguible).
Certains ont tendance à édulcorer ce projet technologique du métavers en en faisant un équivalent actuel de l’invention du cinéma à la fin du XIXème siècle, qui inaugurerait un « dixième art » lequel permettrait l’avènement d’œuvres authentiques, absolument inédites et encore inimaginables. Même si une créativité apparemment sans borne pourra s’y déployer, croire cela c’est faire peu de cas des conditions psychologiques et collectives de réception des œuvres d’art. L’art est d’abord l’expression d’une singularité, d’une vision d’artiste ; mais il est aussi une communication différée et décalée qui nous confronte à l’altérité. Et c’est cette communicabilité émotionnelle complexe, indécidable, qui fait toute la richesse sublime* et mystérieuse de l’œuvre d’art ; cet « illisible qui accroche, ce texte brûlant, [« illisible » et « ins-criptible »**] mais « recevable », cette désorganisation énigmatique [de notre perception] » dont parle Roland Barthes dans « Roland Barthes par lui-même » ; (* : sublime au sens de « transcender concrètement » nos frontières en esprit).
(** : « est scriptible le texte que je lis avec peine [mais, dans votre cas, disons que c’est une peine bien douce…], sauf à muter complètement mon régime de lecture ». ).
Car l’œuvre est faite par son émetteur ET par son récepteur d’imaginaire en écho, mais sur le mode de l’étrangeté, de la surprise, de la rencontre ; oui, l’œuvre est faite à la fois par :
– l’écrivain et son lecteur avec le mystère du langage,
– le peintre et son regardeur-voyeur avec le mystère de la lumière (+forme +matière +accident),
– le compositeur, son interprète et son écoutant avec le mystère du son et du temps mêlés, comme un jeu avec l’énergie infinie du vide quantique et du silence (super-corde vibrante, onde élémentaire et vibration fondamentale, harmonie, émotion et communication pré et post langage),
– le chorégraphe, sa danseuse et son spectateur, avec le mystère de l’abstraction charnelle du geste dans la pesanteur défiée…
– oui… tant de désirs croisés…
Or pour le métavers, les jeux globaux tous azimuts (« totalitaires ») ou la réalité « immersive » qui y seront proposés seront, selon toute vraisemblance, étroitement calibrés sur les désirs et le profil algorithmique du public considéré comme une collection de consommateurs pris individuellement et isolément ; à qui il sera proposé de « vivre » dans une bulle d’univers « idéal », sans mauvaise surprise et sans conflit, taillé sur mesure et « personnalisé » à l’infime détail près : d’abord la vue et l’ouïe en 3 D tous azimuts, bientôt suivie des impressions tactiles, olfactives, et jusqu’à la manipulation du proprioceptif et des données personnelles, puis de nos souvenirs… Ne serait-ce que pour fabriquer une « illusion de réalité » maximum (et une réussite commerciale massive). Mais cela c’est du « tout en toc »… une sorte d’illusion d’optique généralisée, donc, et bientôt implantée directement dans notre cerveau. Ce sera alors le contraire de l’art, et l’inverse exact d’une confrontation avec l’altérité qui élève et élargit notre perception du réel et notre compréhension de la beauté de la vie et des mystères de l’être.
L’art creuse le réel et aiguise notre perception, permet un échange véritable entre deux consciences bien distinctes, à égalité devant le mystère, pour quelques moments de grâce osmotique… au lieu de tromper notre perception et de submerger notre conscience comme l’ambitionne la prise de pouvoir du métavers sur notre imaginaire ; l’art creuse le réel de même que « la musique creuse le ciel » comme disait Baudelaire, car ici, dans une perspective résolument spinoziste, le réel et le ciel c’est pareil, et pareillement inaccessible pour notre perception asymptotique, et la transcendance la plus absolue règne au cœur même de l’immanence la plus infime. Le métavers, lui, ce sera seulement l’auto-contemplation ad libitum du même (du faux-semblant « m’aime »), un jeu de miroir à l’infini (je me contemple en train de contempler ce qui me ressemble).
Or ce narcissisme puissance 10 est mortifère et névrotique (la névrose comme
« l’appréhension timorée d’un fond d’impossible » disait encore Barthes dans « le Plaisir du texte » je crois). C’est d’ailleurs ce que suggère le suicide qui hante ce roman comme le dit Marguerite Archambault, et aussi ce que montre sa couverture avec Narcisse se badant dans son reflet sur un écran (comme si la masturbation, bien nommée « auto-érotique », était un substitut bien suffisant à l’amour vrai et à la rencontre de l’Autre)…
On a déjà la fausse richesse de la libre circulation incessante des capitaux, d’ubiquité virtuelle, qui n’a pas fini de faire des dégâts irréversibles aux appareils productifs, à la vie des gens et de la planète… et la fausse richesse de la finance dérégulée, mondialisée et informatisée qui, à coup de millions d’opérations par seconde déjouant les plus minuscules fluctuations du sacrosaint marché, ou jouant avec elles, « crée » de l’argent dématérialisé… qui ne tardera pas à faire pschitt ! La durée de vie des data centers n’ambitionne tout de même pas d’égaler celle des pyramides de Gizeh, limités qu’ils sont par leur caractère hyper énergivore et par la fugacité de la trace magnétique !…
Bien au contraire, il est urgent de s’entraîner (au deux sens : émulation et exercice, mutualiser et se renforcer) à intensifier et densifier notre rapport au réel indéfini et infini, plutôt que de chercher à le fuir et à modifier nos états de conscience. Parce que l’éternité réside au fin-fond de l’instant et l’infini au cœur de l’infinitésimal, donc du réel. Pour les effleurer, « il faut rester plus immobile qu’immobile » (comme le disait l’astrophysicien James Jeans dans « À travers le temps et l’espace »).
Le métavers virtuel ne sera lui qu’une drogue de plus, et un fallacieux paradis artificiel. Car il y a des objets inducteurs d’addiction en eux-mêmes, comme le smartphone : ce ne sont pas de simples « outils » qui dépendent seulement de la manière dont on s’en sert, et qu’il faudrait apprendre à utiliser et à maîtriser (maîtrise d’autant plus impossible qu’il est aussi l’outil du contrôle universel qu’il promeut). C’est un peu comme si l’on prétendait que l’héroïne est un médicament comme les autres, et qu’il faut bien suivre la posologie prescrite !…
Ceux-ci sont des liens qui asservissent au soi, au contraire de l’amour, lequel est LE lien qui libère, qui ouvre un chemin vers l’Autre… oui… un chemin comme une tendre insertion au sein de l’intrication métaquantique universelle réelle que l’on pressent quand le « sentiment océanique » (de Romain Rolland) remonte en nous comme la mer sur ses grèves…. quand l’amour-sentiment rejoint l’amour cosmique en tant que concept métaphysique ET de physique fondamentale…
Métavers/metaverse/multivers :
À propos du terme lui-même, je dois dire que je préfère son orthographe en français, qui stigmatise bien l’illusion qui le fonde : « Métavers » soit un univers « à côté » du nôtre, comme s’il pouvait y avoir vraiment une alternative au réel ! « Metaverse » en anglais en rajoute une couche dans l’alternative : « le méta « versus » l’uni », suggérant que le méta se situe carrément « en opposition » au réel, comme son adversaire. Et même si finalement l’univers est multiple, si l’univers se diffracte et se fractalise (se « disfractalyse ») en multivers, chacune de ses composantes endosse le même degré de réalité et aucune n’est virtuelle. Et qui dit qu’elles seraient concurrentes ou incompatibles ?
« Limite » :
J’aime le concept de votre revue « Limite » assez proche, pour une part de son inspiration, de ces chrétiens-marxistes qui furent l’une de mes matrices existentielles et intellectuelles et, pour une autre part de son engagement, tournée vers l’avenir par souci d’écologie fondamentale. Et je trouve bien choisi son titre de « Limite » lequel donne un peu, avec raison, la « fessée » à cet humain qui se conduit parfois comme un « enfant-roi », mal élevé et prétentieux, qui cherche sans cesse à repousser les limites qu’il rencontre, sans prendre conscience que la limite est justement un point d’appui pour grandir, se réaliser sans détruire. Et cela contre toutes les idéologies qui se bercent au dogme de la croissance économique sans borne, relevant de la pensée magique, alors que « voici le temps du monde fini » comme le disait déjà Albert Jacquard en 1991 (Seuil). Par chance, le progrès humanisé de l’homme ne se résume pas à l’augmentation de sa consommation de la planète !
D’ailleurs même en mathématiques élémentaires il existe, je crois, des limites qui tendent vers l’infini* (poétiquement, du moins…). [ *N.B. : plus précisément, « en analyse mathématique, la notion de limite décrit l’approximation des valeurs d’une suite lorsque l’indice tend vers l’infini, ou d’une fonction lorsque la variable se rapproche d’un point (éventuellement infini) au bord du domaine de définition » comme le dit notre chère Wikipédia]. Si la Terre est limitée, l’infini existe en esprit.
C’est dire si ce roman de Nathan Devers est précieux et tombe à point nommé, convergeant vers la reconnexion au vivant et le techno-criticisme que célèbre Alain Damasio dans son autre extraordinaire roman récent (« Les Furtifs »). À propos, j’aimerais bien lire dans votre revue
« Limite » une longue interview de Damasio sur tous ces sujets que vous portez. J’attends avec impatience votre prochain numéro, et je vais courir acheter « Les liens artificiels » ! Profond merci à Madame Archambault de nous le faire découvrir. Et le « métavers grandeur nature » de Mark Zuckerbeg, ce sera SANS MOI !! Vous pouvez me faire confiance !!
Je préfère de loin me promener dans une vraie forêt, pour y goûter la beauté munificente de la vie sous toutes ses formes, à la fois si familière et toujours… inattendue, imprévisible… infiniment neuve……
Pardon pour ces livraisons morcelées, mais je voudrais ajouter un dernier aperçu à mon commentaire (qui est presque un article, décidément !).
Cela concerne le § 4, celui qui commence par « Or pour le métavers, les jeux globaux tous azimuts («totalitaires») ou la réalité «immersive» qui y seront proposés… », à la neuvième ligne :
Mais cela c’est du « tout en toc »… une sorte d’illusion d’optique généralisée, donc, bientôt omni-sensorielle, et bientôt implantée directement dans notre cerveau comme une hallucination permanente aux « effets de réel » totalement indécidables ; c’est-à-dire effaçant complètement les repères et le décalage de superposition entre la réalité « vraie » et la « réalité » virtuelle, dans le but avoué et même frénétiquement recherché de supprimer la différence entre le réel et l’imaginaire… Soit, en fait et à proprement parler, le summum de la confusion mentale !…