Les familiers du personnage connaissent l’amour que G.K. Chesterton portait à la bonne chère. Peu savent en revanche que son amour pour la nourriture allait de pair avec celui de la diversité.

Certains aphorismes de ses nombreux écrits s’appuient volontiers sur des considérations culinaires dont l’aspect anecdotique masque en réalité une critique profonde du capitalisme et de ses effets. C’est ainsi qu’il écrira, dans l’Homme Éternel : « L’industrie se flatte d’avoir unifié le monde sous l’uniformité de ses produits, de sorte qu’au Japon et à la Jamaïque, on débouche et boit le même whiskey frelaté, tandis qu’aux deux pôles de la machine ronde, deux explorateurs déchiffrent la même étiquette optimiste sur la même boîte de sardine suspecte ».

La flatterie a ses limites et Chesterton a du flair. L’uniformité nous fascine mais nous détourne de l’essentiel. Pour le comprendre, un détour par la merveilleuse notion de diversité s’impose.

Le corps humain, commençons par lui, divinement soumis à sa condition organique, doit nécessairement se nourrir pour rester en vie. Non seulement en quantité suffisante, pour alimenter le processus vital, mais également de manière suffisamment diversifiée pour vraiment subvenir à ses besoins. Et pour cause, les régimes dits « mono-diètes », lorsqu’ils sont prolongés, finissent par entraver le fonctionnement normal des organes vitaux et même par causer la mort.

Ce qui est ainsi vrai d’un point de vue individuel et organique l’est aussi à l’échelle collective des générations. Au sein d’une espèce vivante, en effet, il faut une subtile alliance de divers et de semblable pour que la vie se transmette. Les accouplements inter-espèces sont infertiles, ou engendrent une progéniture stérile (comme dans le cas du zorse ou du mulet), et un appareillement entre deux individus de même sexe au sein d’une même espèce est également infécond.

La diversité apparaît ainsi comme une condition nécessaire à deux niveaux : la survie de l’individu et la pérennité de l’espèce. Pour beaucoup, ces considérations strictement biologiques sont en elles- mêmes suffisantes pour justifier la préservation d’une certaine diversité, et nourrissent d’ailleurs les arguments de tout bon écologiste. Chesterton ne s’en contente pas. Au-delà du biologique c’est au niveau spirituel et charnel qu’ il comprend le besoin de diversité. Deux niveaux où va justement se diriger sa critique de l’industrie uniformisante.

Du point de vue de la chair, l’industrie et ses conséquences affectent durablement la qualité de notre expérience. Car, observe l’auteur, les produits industrialisés perdent en singularité ce qu’ils gagnent en accessibilité. « Industrialisation de la production alimentaire » semble être devenue synonyme « d’affadissement gustatif ».

L’agriculture, qu’on affuble plus généralement dans ce contexte du doux sobriquet « d’industrie agro-alimentaire », offre un autre exemple de standardisation appauvrissante. Ses méthodes sont identiques : uniformiser pour une plus grande efficacité. Ses effets sont les mêmes : la diversité disparaît progressivement tandis que s’affaiblissent considérablement les possibilités de son émergence. La monoculture en est l’exemple type. Elle appauvrit d’année en année la fertilité des sols qui servent à ce genre d’exploitation, pour une production alors doublement néfaste à la diversité.

Du point de vue spirituel, moins de goût, Aristote nous l’enseigne, cela signifie moins d’éveil intellectuel et une pensée moins riche, puisqu’elle prend racine dans notre expérience sensible. L’homogénéisation industrielle nous prive donc tout à la fois de l’originalité des formes nécessaires à la vie, de la pensée pour comprendre sa disparition progressive et de la source même de notre imagination pour la réinventer.

Produire un bon whiskey relève d’un savoir-faire, d’une pratique riche d’un héritage qui lui permet de devenir un authentique art. L’écart entre le subtil whiskey que Chesterton réclame et le whiskey frelaté qu’il déplore marque ainsi toute la différence existant entre un objet culturel et un produit de consommation. Sa critique d’une production industrielle standardisée entame ici ce que Hannah Arendt développera davantage dans son analyse de la culture de masse : la réduction des objets culturels à leur contenu accessible. Un processus qui conduit, par extension, à la disparition de la culture elle-même.

Or, sans culture nous nous condamnons à un mimétisme sans originalité. Nous annihilons ainsi les possibilités d’émergence des formes dans une diversité qui nous est pourtant vitale. En d’autres termes, nous perdons notre capacité proprement humaine à accompagner une forme donnée vers son plein déploiement. C’est cela que nous appelons culture, et c’est pourquoi l’homogène ne se prête guère au genre homo.

La production industrielle prend ainsi, presque naturellement, un caractère totalitaire, en empêchant les autres manières de produire, possiblement plus favorables à une émergence de formes nouvelles, diverses et singulières. L’indéterminisme fonctionnel de la main en comparaison du déterminisme productiviste de la machine devient obsolète. L’artisanat où l’originalité est la règle est alors supplanté par l’industrie dont la norme est performance.

Ce processus est similaire à ceux qui font que l’explorateur curieux de la citation, cet aventurier prêt à parcourir le monde à la recherche de ses singularités, devient un consommateur satisfait d’une proximité des choses, qui ne lui laissent finalement d’autre choix que d’être …un consommateur.

Considérant cette réduction de l’homme à ce qu’il est en mesure de consommer, Chesterton nous invite à un déplacement du regard depuis l’économiquement justifiable vers l’anthropologiquement souhaitable. C’est là qu’il situe le point de départ du distributisme. C’est cette visée qui permettra à une économie « à taille humaine » de voir le jour, devenant alors génératrice de structures capables d’accompagner la vie dans son mouvement propre. Elle, qui selon la définition de Merleau-Ponty, ne saurait s’entendre comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort mais bien plutôt comme une «puissance à inventer du visible ».

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