Esthète et populaire, élégante et altruiste : la passe décisive semble un moment de générosité dans un football de plus en plus individuel. Une idée qui ne va pas sans quelques mythes trompeurs…

Par Robin Verner

Dans la foultitude de statistiques qui obsèdent le football contemporain, l’une a de quoi frapper particulièrement. Cette année en championnat, Kylian MBappé a donné 17 passes décisives. La star mondiale aimantée par le but adverse – en principe pour son propre compte – s’est donc muée en passeur. D’autres ont fait depuis longtemps de l’offrande aux copains leur spécialité. Par exemple, Dimitri Payet qui, depuis ses débuts en 2005, a livré 102 fois la dernière passe. Plus étonnant, Karim Benzema, autre buteur, en est déjà à 138. Un nombre dans lequel il faut sans doute voir le fruit de ces années où il fut taillable et corvéable à la merci de Cristiano Ronaldo.

Car on touche ici à l’enjeu le plus évident de la passe décisive: sa dimension sacrificielle à l’heure du vedettariat et de l’individualisation galopante du sport. Il y aurait dans la passe décisive, dans cet art de lever la tête, dans cette science de décaler son partenaire, une persistance de générosité, un oubli de soi. Une réflexion qui en convoque d’autres.

La plus rapide à venir à l’esprit est signée Albert Camus et prend des airs de poncifs tant elle a été citée : « Tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois ». Dans la cour de sa prison, le fondateur du Parti communiste italien, Antonio Gramsci, définissait quant à lui le football comme « un royaume de la loyauté humaine exercée au grand air ». Enfin, il y a bien sûr, cette sérieuse boutade prononcée par Éric Cantona dans le Looking For Eric de Ken Loach qui, interrogé sur son plus beau but, rétorque : « C’était une passe ».

« Il y a dans la passe une persistance de générosité, un oubli de soi » 

Trois citations pour trois socialistes à leur manière. La passe décisive serait ici une opération prolétarienne, une traduction du passing game : ce jeu collectif par lequel, dans le Royaume-Uni du tournant du xxe siècle, des équipes d’ouvriers auraient battu les rejetons d’Eton ou d’Oxford, mieux nés qu’eux mais infoutus de lâcher le ballon. La passe comme symbole du populaire donc… Sauf que quiconque a déjà vu Le Canet-en-Roussillon éliminer l’Olympique de Marseille en Coupe de France sait que le « petit » mise rarement sur la circulation de la balle pour abattre le gros. La fermeture du jeu, le bus garé devant le but, en double-file derrière la défense paraissent de meilleures options.

Dans Jésus, les bourgeois et nous, l’écrivain François Bégaudeau casse d’ailleurs le mythe : « Que peut faire une équipe de N1 contre une Ligue 1 ? Saboter subtilement le match ». Faisant du jeu de passes, un « calcul pragmatique », il conclut : « c’est la rage de gagner qui est populaire ». Pas plus que le but, la passe décisive n’est pure. Pourtant, le passeur a bien un avantage sur le scoreur. « Comme en société libertaire, le passeur est libre de jouer seul », introduit l’auteur anarchiste Wally Rossel dans son Éloge de la passe, avant d’achever : « Mais seul, il n’existe pas, il ne peut pas progresser et même tout simplement survivre. ».

Le reste de la revue est disponible dans le n°26 « Débranchez le progrès » à retrouver en kiosque. 98p. 12€