Il parait que c’est pratique mais faut-il que ce soit aussi laid ? Les ronds-points, occupés par les Gilets jaunes dès l’automne 2018, symbolisent avec leur édicule de béton surmonté de structures rouillées les pires choix opérés en matière d’aménagement du territoire.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est un pays de paysans et d’ouvriers. C’est bien parce que le réseau des petites fermes familiales était aussi dense que l’Exode de 1940 n’a pas fait des centaines de milliers de morts de faim sur les routes. Que rencontrions-nous sur notre chemin de nos jours si une telle migration forcée nous menait sur les voies du pays ? De quoi nous nourririons-nous entre les immenses parcelles de monoculture et les départements entiers qui ont disparu sous l’asphalte et le béton ? Qui nous ouvrirait volontiers son réfrigérateur afin de partager ses victuailles par devoir de charité et d’hospitalité ? Mais passons. Il y a encore soixante-quinze ans, la France est un pays de paysans, de campagnes vivantes et où la vie se joue sur une échelle locale très resserrée. Les déplacements s’opèrent à pied, en bicyclette ou en train, sur de petites lignes. […]

L’argent du plan Marshall visant à faire de la France une dépendance économique, politique et culturelle des États-Unis change indubitablement la donne et amène les propriétaires des fermes à faire l’acquisition d’énormes machines agricoles à crédit. […]

Après l’Exode, voici venu le temps de l’exode rural. Tout le pays s’en trouve profondément chamboulé. En vingt ans, comme le dira Pier Paolo Pasolini, l’Europe occidentale connait plus de perturbations qu’au cours du millénaire approchant de son terme. 

Le changement social et culturel (pour ne pas dire anthropologique) est si rapide qu’il faut penser « pratique » et nullement beau ou durable, comme en témoignent les tours d’habitations détruites moins de quarante ans après leur construction ou les marches d’escalier des bâtiments publics qui s’effritent. Le contexte est favorable aux énormes contrats passés entre l’État et les gros constructeurs, les architectes, les ingénieurs civils et… les artistes censés sublimer la bétonisation massive du pays, les subventions et les « créatifs » officiels payés par le contribuable sans obligation de résultat esthétique. La corruption, de fait, maquillée sous le terme pseudo-convivial de pot-de-vin est de mise au vu des sommes en jeu. L’essor de la société de consommation engendre un nouveau type sociologique : la classe moyenne véhiculée. Au fil des décennies, les villages se vident et la déprise agricole (la perte des terres arables au profit de l’artificialisation) donne la possibilité à des projets d’aménagement gigantesques d’émerger de la terre laissée à l’abandon. C’est l’essor inexorable de la «ville franchisée» telle qu’étudiée par l’architecte-urbaniste David Mangin dans son ouvrage éponyme. Dans cette nouvelle ville, l’ilot de faubourg d’une centaine de mètres de largeur est remplacé par le secteur de périphérie d’un kilomètre conçu à l’échelle de l’automobile. « Le nouveau paysage se développe donc à partir de l’après-guerre avec la généralisation de l’automobile et la construction des premières autoroutes interurbaines, jusqu’à l’urbanisme commercial et tertiaire qui redessine le paysage français tout au long des années 1980 et 1990 (après la première vague d’hypermarchés généralistes des années 1970 débarquent les Ikea, McDonald’s, Decathlon, Formule 1, les parcs de loisirs et d’activité…) sans oublier le succès des lotissements pavillonnaires » comme l’explique Jean-Laurent Cassely dans un article vivifiant consacré à l’occupation des ronds-points par les militants du mouvement des Gilets jaunes.[1][…]

L’article n’est pas fini, allez jusqu’au bout : procurez-vous notre dernier numéro sur le site de notre éditeur ou dans toutes les bonnes librairies ! Si vous aimez Limite, qu’attendez-vous pour vous abonner ?


[1] Avec les «gilets jaunes», le rond-point français accède à la conscience de place, Slate, décembre 2018 : http://www.slate.fr/story/171150/gilets-jaunes-rond-point-francais-conscience-place