Dans le bel hommage qu’il lui a dédié dans les colonnes de Libération – qui n’était pas digne d’une telle hospitalité – Camille Riquier comparait Jean-Louis Chrétien à Socrate. Et certes, le maître ressemblait par plus d’un trait à celui qu’on surnomma le Silène, tant il recelait, par devers une face grossière et peu engageante, des beautés dont l’agrément était insoupçonnable au regard superficiel des sophistes, amateurs de l’apparence. Mais plus encore qu’à Socrate, qui n’a rien écrit, c’est à Platon que Jean-Louis Chrétien ressemblait. Car il n’était pas le maître initiateur dont l’audace réveille, par ses interrogations inlassables, la somnolente intelligence des disciples qui lui font cortège, mais plutôt celui qui, ayant recueilli avec la piété d’un fils – celle d’Anchise pour son vieux père – l’héritage de ses devanciers, en prodigue les richesses aux autres. Il était pour nous la tradition même ; profondément enraciné dans le sol de la culture européenne, et résolument ouvert, de toute sa bruissante ramure, aux sollicitations de ses contemporains ; pareil à ce scribe dont le Christ fait l’éloge en disant qu’il tire de son trésor des choses anciennes et nouvelles. Il n’avait pas la verdeur de Socrate, mais la vertu de décanter les pensées, comme le vin qui ne dégage ses qualités que dans une cave profonde. Il avait en horreur l’affectation d’originalité, se sentant petit devant ceux dont il parlait, et ne voulant être que le pont qui s’efface, humble et pesant, sous le passage de ceux qui le traversent. Ainsi nous a-t-il légué le trésor de doctrines et de pensées qui sont d’autant plus ignorées qu’on croit les bien connaître, méprisées par d’arrogants penseurs qui crurent à la fois pouvoir tirer le trait définitif sur les auteurs classiques et proférer des nouveautés là où ils ne faisaient que plagier sans le savoir les Anciens. Dans sa parole les doctrines anciennes retrouvaient leur fraîcheur native.

Il ressemblait encore à Platon, qu’il a commenté avec une profondeur inégalée, en ce qu’il était un maître écrivain plus encore qu’un pédagogue – quoique ses cours fussent très clairs. Compositeur d’ouvrages finement ciselés, aux phrases longues et sinueuses, où s’entrelacent, ainsi que des gemmes dans une chasse d’or, les éléments d’une méditation qui avance dans le mystère de l’être comme une vrille ou une spirale. Bien que complexe, son style est translucide ; s’y donne à voir une docilité, une disponibilité au mystère des choses mais surtout aux paroles des autres, qu’ils fussent philosophes, poètes, mystiques ou romanciers, et qu’il accueillait tous comme en cette arche qu’était pour lui la parole.

Comme le philosophe de Rembrandt, il aimait à se tenir dans une obscurité d’autant plus réceptive à la lumière du dehors qu’elle était d’apparence presque timide, taciturne.

Il demeurait volontiers dans le clair-obscur qui était son atmosphère la plus naturelle. Et c’est pourquoi sa pensée se tenait sur une ligne de crête entre un rationalisme auquel son exigence de clarté aurait fait perdre la lucidité, et un existentialisme dont la tentation serait plutôt d’abdiquer les possibilités de la raison, la faisant ainsi sombrer dans l’obscurité.

Enfin il était, comme Platon, un mystique, mais chez qui la rigueur de l’analyse tient toujours la bride à l’enthousiasme lyrique. Ainsi a-t-il pu déployer dans son écriture, en même temps que la discursivité la plus rigoureuse, l’espace d’une intériorité pareille à la fraîcheur ombragée d’un seuil d’église, dans lequel, à l’encontre des traités à la raideur desséchante, on peut habiter et se recueillir.

Son détachement du monde lui a permis, inaccessible aux modes éphémères, vivant dans une durée où se décantaient les idées, de prendre une conscience aiguë des points-aveugles de certaines pensées. Et c’est pourquoi il mérite le titre de sage.

L’hospitalité de son écriture, qui recevait dans le cloître de son esprit toutes les pensées dignes de l’être, tient tout entière dans cette citation de Joseph Joubert – dont il avait à la fois la fermeté de jugement et la délicatesse de vue, la pénétration et la finesse : « il faut qu’il y ait plusieurs voix ensemble dans une voix pour qu’elle soit belle ».

Il fut le philosophe de la Parole. La voix nue qui nous fut aimable et chère, comme un frisson d’eau sur la mousse, s’est tue.

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