On était prévenu et légèrement anxieux. Aurélien Bellanger a une théorie sur tout, une propension aux aphorismes farfelus et une curiosité sans bornes. On se demandait bien comment on arriverait à garder la main sur le déroulé de l’entretien. Pas de suspens, c’était perdu d’avance et dès le début on a laissé nos notes et nos questions pré-écrites pour tenter de suivre le phénomène, rebondir sur ses propos et tant bien que mal le mettre face à ses rares contractions et impensées.

En quatre romans fleuves, Aurélien Bellanger s’est imposé dans le paysage littéraire français. Il y traite successivement du développement d’internet en France, de lignes TGV, d’urbanisme et enfin de maths et d’Europe dans son dernier, Le continent de la douceur (Gallimard, 2019). Archéologue de notre époque moderne à travers ses objets techniques et ses totems, Bellanger narre avec nostalgie nos épopées les plus récentes à travers une galerie de personnages balzaciens.

Si Limite et Aurélien Bellanger n’ont pas la même vision de la technique, ils partagent une affection commune pour l’écrivain anglais Chesterton, père du distributisme et de nombreux paradoxes. Il en a forcément été question au cours de la discussion.

Dans Le continent de la douceur, Aurélien Bellanger peint la fresque de la construction européenne à travers le destin d’une principauté imaginaire, le Karst, qui nous rappelle les aventures de Tintin en Syldavie. Coincé au milieu de la Mitteleuropa, anomalie de la succession des empires et des nationalismes, le Karst est une patrie d’ingénieurs et de mathématiciens producteurs des engrenages en céramique les plus sophistiqués.

Au lendemain de l’éclatement de la Yougoslavie, Jan et Ida, enfants de la noblesse karste, rêvent d’inscrire le Karst dans le concert européen des nations et préparent l’indépendance. Flavio, jeune garçon abandonné, est un européen convaincu, espèce aujourd’hui en voie de disparition. Quentin-Patrick Stern, lointain alter ego d’un certain BHL, est l’intellectuel organique du projet européen : une foi inébranlable en l’économie de marché comme vecteur du progrès humain. Au cœur de ces intrigues géopolitiques, une obscure théorie mathématique : l’intuitionnisme. Comme l’Europe, les mathématiques sont une construction et ne préexistent pas à leur mise en équation.

Quelle identité pour l’Union européenne ? L’Europe de Bellanger est d’abord est tentative inachevée de construire l’Atlantide, une mise en musique du projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant. La construction européenne est une pensée cotonneuse, un rêve dépassé, celui d’une sortie de l’Histoire, d’une paix entre les peuples guidés par le commerce, d’un projet transnational concerté et raisonné. Voilà ce que nous dit Bellanger, si Fukuyama et sa fin de l’Histoire ont sans doute eu tort, une chose est sûre : que ce fut doux d’y croire…

Entretien réalisé par Camille Dalmas et Brieuc Havy.

Illustrations de Charlotte Guitard.

Dans vos précédents romans, vous retracez les grandes aventures techniques de la France de l’après-guerre, du TGV au minitel. Vous mettez en scène des utopies technologiques. Avez-vous souhaité dépeindre l’Europe comme un objet technique à part entière ?

Pas vraiment. Je suis fasciné par une phrase inscrite à l’article 1er du traité de l’Union européenne : les États s’engagent à créer « une union sans cesse plus étroite ».  J’ai voulu la matérialiser par la scène d’ouverture du Continent de la douceur : un groupe de fonctionnaires européens suspendus au câble en nylon d’un parcours d’accrobranche. Cette phrase, comme le parcours d’accrobranche, a un caractère irréversible. On ne peut pas se décrocher et on est obligé d’aller au bout. La construction européenne est une sorte de longue asymptote.

Malgré tout, vous vous attachez, comme dans vos précédents romans, aux projets d’infrastructure, routières, ferroviaires, qui parcourent l’Europe. Vous faites dire à l’un de vos personnages que « l’Europe, c’est la guerre vaincue par le grand dieu des projets d’infrastructures. La fin de l’Histoire et le règne pacifique de la géographie ».

Dans Eurodance, un texte écrit pour la pièce de théâtre 1993 de Julien Gosselin, la technique européenne s’incarne dans deux objets techniques : le CERN, l’accélérateur de particules souterrain situé à la frontière entre la France et la Suisse, et le tunnel sous la Manche.

Le tunnel de la Manche est un symbole de la construction européenne : une façon technique de résoudre une anomalie géographique qui a engendré des tensions historiques.

L’Europe est une anomalie géographique ?

C’est un nœud de péninsules qui a toujours cherché son point névralgique. C’est Bruxelles aujourd’hui comme peut-être Vienne au XIXe siècle. L’Europe a un problème avec ses frontières et en particulier sa frontière asiatique. Il y a eu longtemps une frontière au niveau de la steppe du Caucase, avant que l’Empire russe n’atteigne Vladivostok. A partir du moment où l’Eurasie a été constituée comme continent par les conquêtes russes, la question de la frontière asiatique de l’Europe s’est de nouveau posée.

« L’Europe est une façon technique de résoudre une anomalie géographique qui a engendré des tensions historiques »

Finalement à l’image de l’utopie de Thomas More, l’Europe se rêve en un réseau d’îles…

La grande idée c’est que l’Atlantide que l’Europe a toujours cherchée existe à deux endroits. Premièrement, en dessous, dans les ruines de la civilisation gréco-romaine que l’on a longtemps considérée comme un âge d’or perdu. Et puis au-dessus, une Atlantide de purification, de sortie de l’Histoire après la catastrophe de la Seconde guerre mondiale. La destruction de l’Europe a été telle qu’il a fallu construire une nouvelle Atlantide.

L’idée d’une Europe comme projet de sortie de l’Histoire, pensée pour en finir avec la guerre, est au cœur du roman. L’Histoire n’aurait-elle pas finalement rattrapé et envahi l’objet technique que devait être l’Union européenne ? Le héros du livre, Flavio, « ne nourrissait aucune nostalgie pour l’ancien monde, aucun vague fantasme de restauration. Il était le petit garçon le plus démocratique d’Europe occidentale. »

J’ai toujours vu la construction européenne comme un processus irréversible d’adoucissement du réel, de sortie d’une Histoire tragique. Cette croyance s’est forgée dans mon enfance au moment où le camp libéral prenait le dessus sur le communisme. J’avais accepté avec bonheur que l’Histoire avait fini d’être tragique en 1945 puis en 1989.

J’ai toujours habité ce projet messianique, celui d’une concertation raisonnée pour sortir des paradigmes guerriers du politique. J’ai beau savoir que c’est bête, cette croyance ne m’a jamais quitté et ce livre en est en quelque sorte la critique. 

Pourtant vous fixez une grande partie du roman à l’endroit même où l’Union européenne a été confrontée à la guerre et à l’Histoire, la Yougoslavie.

Oui, c’est en même temps la limite profonde du projet européen, un aveuglement face à la guerre. L’Europe n’a pas su appréhender la guerre en Yougoslavie autrement que comme une anomalie profonde de l’Histoire. L’Europe s’est encapsulée dans un projet kantien, dans une idée de paix perpétuelle qui la rend impuissante face aux acteurs réalistes des relations internationales, comme la Russie ou la Turquie aujourd’hui en Syrie.

Pourquoi avoir voulu traiter la construction européenne du point de vue des petits États ?

La question impériale a été posée maintes et maintes fois en Europe, environ tous les deux siècles et aujourd’hui de façon accélérée. Le XXe siècle a connu deux moments impériaux — aussi atypiques et irréductibles soient-ils : le IIIe Reich et la construction européenne. Force est de constater que l’Europe n’arrive pas à s’incarner vraiment de la sorte, ou que résister à l’intégration de type impérial la caractérise au moins autant que cette tentation l’obsède.

Il y a une phrase du philosophe allemand Léo Strauss que j’aime particulièrement : « Les avancées foudroyantes des modernes ne seront rien pendant qu’il restera en arrière des forts invaincus ». En l’occurrence, les forts invaincus sont les principautés et les petits États, qui bombardent la modernité de leur bizarrerie, qui prennent une certaine histoire du progrès à revers, qui résistent en tout cas à toute absorption dans des ensembles plus grands : aussi loin que l’on regarde, on se dit que Monaco ne pourra devenir que plus monégasque, qu’elle que puissent être les traités que la principauté signe.

Et évidemment l’entité la plus problématique de toutes reste le Vatican. J’ai voulu faire du Karst une sorte de Vatican mathématique. On a tous une passion inavouée pour ces petites monarchies coincées entre des grands États. Moi le premier, je commence par construire un jeune Flavio qui est censé être un Européen convaincu et qui finit à la fin du livre par embrasser un destin royal.

J’ai l’impression que dans chacun de vos ouvrages, vous étalez une certaine tendresse pour le jacobinisme, le Plan, la construction centralisée. Pourtant, vous organisez à chaque fois les conditions de l’effondrement de l’État-Nation. L’Aménagement du territoire met en scène un combat entre un fonctionnaire jacobin, tendance chevènementiste vieille école et un capitaliste régionaliste qui rêve de démembrer la France en grandes régions. Dans Le Grand Paris, la construction de ce grand ensemble urbain participe aussi de la fragilisation des États au profit des villes monde.

Je suis à la fois fasciné par les grands projets jacobins et la ZAD de Notre Dame des Landes. Notre Dame des Landes est un évènement démocratique majeur, une tentative de réinvention de la cité grecque. De l’autre côté, j’aurais été hyper content qu’il y ait un aéroport ! Je suis confronté à des paradoxes cognitifs très forts. C’est pour ça que je suis romancier, je crois.

Finalement le lien entre le jacobinisme et la construction européenne libérale, c’est la figure de l’expert ?

Je suis passionné par les personnages comme Jean Monnet, Saint-Simon avant lui et encore avant les physiocrates. En écrivant L’aménagement du territoire, je me suis rendu compte que le haut-fonctionnaire était un personnage éminemment romanesque. Tout fonctionnaire français est au fond de lui bonapartiste. Il entre en guerre contre son administration, contre le pays réel pour aboutir à une idée, et il perd toujours !

Jean Monnet est selon moi la figure politique majeure du XXe siècle. Il domine la politique européenne aujourd’hui comme Machiavel a pu le faire pendant cinq cents ans. Le type s’auto-désigne quasiment prophète fondateur, il rebat les catégories anthropologiques : c’est un politique qui ne fait pas de politique, c’est un politique banquier. Il est unique dans le paysage politique français. Ses Mémoires sont un mélange de bon sens paysan et de mercantilisme. C’est pour ça que l’hypothèse de Monnet agent de la CIA marche si bien. Elle donne de la cohérence à un personnage qui en manque profondément — on a quand même dû recourir au concept quand même un peu délirant, dans le contexte, et d’étonnamment catholique de « père fondateur », pour le définir.

C’est lui qui imagine un projet de fusion entre l’Angleterre et la France en juin 1940…

Il fallait du génie pour imaginer un truc pareil. Au lendemain de la débâcle de la France et du rembarquement de Dunkerque, Monnet et Churchill négocient avec le gouvernement français une alliance totale face à l’Allemagne nazie. C’est de la théorie des jeux avant l’heure ! Il s’agissait de forcer les deux pays à collaborer ensemble et d’éviter qu’ils prennent des décisions égoïstes : capituler pour l’un et négocier pour l’autre. A côté, la construction européenne, c’est de la rigolade.

Votre roman donne l’impression que ces hauts-fonctionnaires, ces technocrates nagent au-dessus des polémiques politiciennes et tiennent un agenda précis…

J’imagine que pour ces gens-là, la crise démocratique que l’on vit aujourd’hui était prévisible et prévue depuis les années 1980. On savait que la mondialisation, le brutal repartage de la division internationale du travail étaient irréversible, qu’il y aurait beaucoup de casse sociale, une montée des populismes. Cela faisait partie des coûts prévisibles.

C’est d’un cynisme dingue…

Ce n’est pas cynique ! On parle du messianisme européen mais le premier messianisme, c’est le libéralisme. Ce messianisme estime qu’une grande partie de l’Humanité a le droit de sortir de la pauvreté, y compris au prix de dégâts économiques et sociaux en Europe. On savait depuis le début qu’il y aurait un dumping social énorme. On savait que la Chine accèderait un jour au marché mondial et bouleverserait les équilibres économiques et sociaux. Le pari des instances internationales a été celui de la destruction créatrice, d’une transition douloureuse puis d’une adaptation. Vu d’un banquier comme Jean Monnet, je pense que la mise en œuvre actuelle est conforme aux prévisions. On reste dans la chronologie prévue il y a trente ans.

Le nouveau, c’est l’équation climatique qui n’était surement pas prévue dans le plan. Et qui est aujourd’hui le plus gros risque pour le messianisme libéral.

Qu’est-ce qui vous attire dans l’utopie libérale que le projet européen a pu incarner ?

Alors que le débat autour du référendum de 1992 portait sur le fédéralisme, celui de 2005 s’est rapidement transformé en procès du libéralisme. Cela fait donc 15 ans que l’on me répète que l’Europe est libérale. Au lieu d’essayer de montrer qu’elle ne l’était pas, j’ai voulu, un peu par provocation, montrer qu’elle l’était, au-delà même de ce qu’on imagine. Et montrer qu’au fond ce libéralisme messianique était génial.

Je suis agacé contre le sentiment répandu que le communisme fut une idéologie et que le libéralisme n’en serait pas une. Selon moi, la crise de 2008 est l’équivalent de la chute du Mur de Berlin côté libéral. Croyant au fond de moi que cette idéologie est peut-être déjà morte, j’ai aussi voulu la défendre en tant qu’idéologie désactivée, comme par nostalgie.

Si la crise de 2008 est l’équivalent de la chute du Mur et que le libéralisme est une idéologie à part entière, comment faire tenir le projet de construction européenne avec une idéologie mourante ?

Le vrai coup de génie, ça a été de faire l’euro… et la construction européenne repose aujourd’hui sur ça. L’euro est le sentiment idéologique de la construction européenne. Le Capital de Marx est un très bon roman parce qu’il prend l’argent pour le personnage principal. On peut presque avoir une lecture immanente de l’Histoire où ce serait l’or qui serait l’acteur et pas les Hommes. Je suis fasciné par la poétique de l’argent. 

Derrière le libéral et mercantiliste Monnet, il y a quand même Robert Schumann et toute la démocratie chrétienne qui jouent un rôle majeur. Le christianisme a aussi joué le rôle de ciment idéologique avec pour le coup une vision critique de l’argent.

Le rapport qu’entretient l’Église à l’argent a toujours été complexe. On le voit lors de l’émergence du catharisme au XIIIe siècle qui reproche à l’Église son luxe tapageur. L’Église manœuvre bien en intégrant complètement les franciscains, si attachés à la pauvreté, en son sein. Ce vœu de pauvreté extrême, l’Église a l’intelligence de ne pas le nier complètement. Finalement, le Pape a marché avec les franciscains comme Schumann et Monnet marchent ensemble.

À titre personnel, la chose qui me rattache le plus à la religion catholique, c’est le libéralisme politique dont elle est la source. Le libéralisme est un sous-produit de la religion, une sorte d’antidote pour la rendre supportable. Il n’y a rien de pire qu’une religion qui se sent faible. Une religion qui se sent forte n’est pas rigoriste. Au XIXe siècle, la naissance du libéralisme politique a rendu le catholicisme supportable et lui a permis de perdurer.

Et l’Europe a une passion profonde pour la liberté. C’est l’incarnation du personnage d’Alcibiade[1]. On tolère qu’il trahisse Athènes pour Sparte parce que sa liberté d’individu est supérieure au patriotisme dû à la nation. Jamais on ne pourrait imaginer un Alcibiade russe ou chinois.

Le problème avec le libéralisme, c’est la distinction entre libéralisme politique et économique. Pour Chesterton, le libéralisme est une idée chrétienne devenue folle. Il y a une forme d’excroissance, de désencastrement du libéralisme économique qui a pris le pas sur tout le reste.

Je le dirais autrement. La religion a davantage à voir avec l’économie qu’avec la morale… avec l’organisation structurante des sociétés. L’idée de croissance infinie est une idée religieuse.

À Limite, nous dirions exactement l’inverse. L’argent est une affaire religieuse mais le christianisme apprend avant tout la finitude de l’Homme.

La religion n’est pas très bonne avec la morale. Je ne crois pas à l’idée dostoïevskienne que si Dieu n’existe pas, alors tout est possible. Je crois à la moralité naturelle, et assez peu à l’idée que la religion soit absolument chez elle ici. En revanche, son domaine le plus légitime, celui où elle est peut-être indétrônable, me semble être l’économie, et tout ce qui regarde les totalisations mystiques que la société a d’elle-même. Pour le dire bizarrement, je trouve n’importe quel vaisseau spatial autosuffisant et autonome plus religieux, intrinsèquement, qu’une cathédrale. Et Dieu n’a jamais été aussi présent que dans l’image contemporaine, claustrophobe d’une Terre close et sans issues techniques. Je suis assez d’accord avec le sociologue Émile Durkheim quand il dit que la société s’auto-adore à travers la religion. La religion est une transfiguration de la société. Les hommes adorent une réalité collective transfigurée par la foi. C’est presque de la cybernétique, un principe d’organisation des systèmes complexes !

Et c’est là où la construction européenne est religieuse. Elle est religieuse d’être trop kantienne. C’est un délire d’auto-engendrement dingue. Dans son mode d’organisation, l’Europe a été le moyen trouvé par les Européens pour se sauver. C’est en quelque sorte une Cité de Dieu.

La grande différence en Europe est-elle entre protestants et catholiques ? La construction européenne est un projet d’inspiration protestante qui doit se greffer à un ADN catholique.

C’est le charme paradoxal de la crise grecque. On s’est rendu compte que les Alpes étaient la frontière naturelle de l’Europe. J’ai commencé à écrire Le continent de la douceur en lisant Éthique protestante et esprit du capitalisme de Max Weber, dont la thèse est que le calvinisme a été essentiel dans la naissance du capitalisme en faisant de l’accumulation et de l’ascétisme des signes de prédestination. La Réforme est l’évènement structurant de l’Europe moderne. Aujourd’hui, on demande aux Grecs de témoigner d’une sorte d’ostentation dans la pauvreté pour se rapprocher du modèle allemand.

Chesterton disait de manière géniale que le fait que la dangereuse impulsivité des Français et que la morgue organisatrice des Allemands se soient trouvées côtes à côtes relevait presque de l’histoire providentielle : « L’absurdité qu’on appelle Allemagne corrigera l’insanité qu’on appelle France ». Cela résume toute la complexité du projet européen.

Les mathématiques sont au cœur de votre ouvrage, à travers une doctrine, les mathématiques intuitionnistes. Quel est le lien entre construction européenne et l’intuitionnisme ?

Le roman tient tout entier sur l’opposition entre deux conceptions de l’Europe. Une Europe d’inspiration providentielle et une Europe de conception mécaniste.

L’intuitionnisme, c’est l’idée que ne peut pas accéder à la caverne de Platon, à la grotte des idées, comme on accède à un stock de marchandises disponibles. Les idées sont des choses qu’on fabrique, les mathématiques une construction par la démonstration, pas une essence. L’intuitionnisme est méfiant avec les notions d’infini et de vérité qui sont au fondement des mathématiques classiques. L’intuitionnisme réfute l’idée du tiers exclu, c’est-à-dire qu’une proposition est forcément vraie ou fausse. Sans démonstration, il n’y a pas de vérité mathématique. La vérité mathématique est entièrement portée par la démonstration.

Descartes disait, « Dieu aurait pu faire que 2 et 2 égal 5 ». Il n’y a pas plus intuitionniste que cette phrase. La volonté est supérieure aux mathématiques — pas celle de Nietzsche, bien sûre, celle, infiniment civilisée des sociétés savantes. L’Union européenne comme les mathématiques intuitionnistes sont des constructivismes, des processus en perpétuelle fabrication. Dès lors l’Histoire peut être vue comme une grande résolution de théorèmes successifs.

La construction européenne est une méthode scientifique ? 

La construction européenne est une mise en scène de la rationalité scientifique ! Les premières sociétés savantes apparaissent en Europe au XVIIIe siècle. Elles développent un modèle de gouvernance doux et rationnel dont l’Union européenne s’est inspirée. Le regroupement de ces sociétés savantes à Bruxelles est finalement une suite logique. 

Avant d’être une science, les mathématiques sont un langage commun. La pointe la plus acérée du langage duquel on peut supprimer toute ambiguïté. Je suis fasciné par les mathématiques du XVIIIe siècle qui tendent vers l’abstraction non pas parce qu’elles sont abstraites mais pour devenir universelle. La véritable lingua franca européenne, la langue véhiculaire de l’Europe, ce sont les mathématiques. 

Vous traitez de l’Union européenne dans deux ouvrages quasi successifs : Eurodance et Le continent de la douceur. Ne trouvez-vous pas Eurodance plus critique de l’Europe que Le continent de la douceur ? On passe d’un univers froid, calculateur, cybernétique, avilissant, à une micro-monarchie bucolique et un européisme triomphant…

Eurodance, ce sont des sensations de l’adolescence que je date des années 1990, une Europe désirable par l’effroi qu’elle peut engendrer. A 18 ans, je déménageais à Nantes et de la fenêtre de ma chambre d’étudiant au bord du périph’, je ne voyais qu’un néon bleu. C’est ma première expérience urbaine. Ce néon bleu, ce sont les années 1990. Je découvre Houellebecq à ce moment-là et il devient le symbole de cette tristesse des années 1990 incarné dans ce néon bleu. Tout cela est cohérent.

Eurodance raconte le moment où l’Europe commence à ressembler à ces mauvaises peintures symbolistes à la Maurice Denis où on imagine des grandes fêtes, des panathénées grecques où tout le monde est très hiératique. L’eurodance est d’abord un genre musical, une musique d’euphorie froide qui reprend des prières chrétiennes, qui les transforme en quelque chose de très mécaniste. Eurodance, c’est finalement le moment où l’Europe se met sous l’autorité des protestants.

Il y a une certaine homogénéité culturelle que ce soit en matière artistique et architecturale dans cette Europe rhénane, cette banane bleue dont on parlait dans les manuels scolaires. De Rotterdam à Milan, toutes les villes se ressemblent un peu. Des échangeurs routiers, du béton et du verre, de la musique techno, des néons blancs…

Il y a un pays qui n’a pas été créé. La Bourgogne aurait dû être indépendante. La logique territoriale aurait voulu qu’il y ait une Lotharingie[2]. Il y a une cohérence culturelle, historiquement, c’est la région des grandes foires.

Il est là, le cœur battant de l’Europe culturelle ?

Le point de départ d’Eurodance, c’est de me dire qu’il n’y a pas eu de mouvement culturel européen quasiment depuis le gothique flamboyant. On peut le concevoir comme une blague mais l’eurodance est un véritable mouvement artistique paneuropéen, avec des variantes nationales comme l’italo-disco. C’est une musique sur laquelle toute une génération, la mienne, a dansé. C’est un embryon de culture européenne. C’est une musique qui aboli toute idée de transcendance. C’est de l’immanence pure, des camions autonomes, des marchandises qui bougent toutes seules. C’est une vision à la Guy Debord radicalisée : une esthétique de la marchandise, le capital en tant que force autonome.

« L’eurodance est le premier mouvement culturel paneuropéen depuis le gothique flamboyant »

Vous êtes un écrivain de la technique mais on vous interroge assez peu sur votre rapport à la nature. Vous avez un rapport à la nature assez particulier. Quand on vous lit, on passe de Fernand Braudel qui détaille avec minutie le moindre canton du Morvan à Laurent Alexandre et la fabrication d’une nature artificielle qui vous passionne. Comment envisagez-vous la possibilité de l’effondrement ?

Dans les Essais de Montaigne, l’Europe a beau être secouée par des guerres de religions, ses routes infestées de condottiere très cruels, l’Europe en tant que telle n’était pas menacée. Dans l’Europe de la Renaissance, les paysages survivent à la violence. La vraie nouveauté, c’est qu’aujourd’hui, on est en train de perdre les paysages.

Malgré tout, mon optimisme m’aveugle. Je reste persuadé que l’on finira par trouver une solution concertée et rationnelle. Moins par la technique, j’ai évolué, que par une solution spirituelle.



[1] Personnage de la guerre du Péloponnèse qui oppose Athènes et Sparte entre 431 et 404 av. J.-C. Général athénien, guidé par son ambition personnelle, il se retourne contre son camp en rejoignant Sparte puis la Perse.

[2] Par le traité de Verdun en 843, les petits fils de Charlemagne se partagent l’empire en trois parties. A l’ouest, le royaume de Charles le Chauve, à l’est le royaume de Louis le Germanique et au centre le royaume de Lothaire, s’étendant des Pays-Bas actuels à la Lombardie.