La « révolution du féminin » (1) contemporaine dépasse largement la question de la condition féminine pour s’orienter vers le transféminisme, pendant féminin du transhumanisme.

Le fantasme de la fabrication de soi, de l’autocréation identitaire du féminisme contemporain, féminisme 3ème vague, transgenre, queer et LGBT, postféminisme et transféminisme en réalité qui est aussi implicitement un posthumanisme et un transhumanisme, est garanti in fine par la triple alliance de l’Etat (de droit, ou plutôt de droits, devrait-on dire aujourd’hui), du marché et de la technoscience (des sciences et techniques reproductives notamment).

Car le « je suis ce que je veux » pseudolibertaire, mais réellement libéral et libertarien, n’est rendu possible que par ces trois grands dispositifs non seulement concomitants mais convergents et congruents (et que Jacques Ellul a réunis sous le concept de Technique) de la modernité : l’Etat, qui crée l’individu abstrait, l’arrachant à tous ses déterminismes sociaux (cf. Vincent Peillon), et distribue et garantit ses droits ; le marché, qui permet à l’individu rationnel de poursuivre son intérêt bien compris et de satisfaire, moyennant la mise en équivalence universelle de toute chose par l’argent, à tous ses besoins et désirs ; et la technique scientifique, qui rend pratiquement possible toutes les constructions identitaires souhaités.

Sans Etat, sans marché, sans technoscience, pas d’individu abstrait pouvant se doter lui-même d’une constitution identitaire librement choisie – allant de l’achat de tel ou tel objet de consommation et surtout de représentation de soi à la tentative de refonte totale de sa corporéité sexuée – le marché offrant à l’individu abstrait, sujet de droit(s) de l’Etat de droit(s), toutes les possibilités qu’offrent les techniques scientifiques.

On voit bien là la congruence fondamentale entre le féminisme transgenre, queer, LGBT, et le transhumanisme, qui dépasse la simple et juste revendication de libération des femmes des conditions réelles d’inégalités sociales (notamment fondées sur le sexe) vers une émancipation de la condition humaine (et sexuée) elle-même. Le nécessaire combat égalitaire et paritaire s’est mué en son contraire : une revendication à l’autoconstruction individuelle absolue garantie par le droit, le marché et la médecine. Contemporain de la mondialisation capitaliste néolibérale à laquelle il prétend souvent s’opposer, le transféminisme contemporain en pousse en réalité la logique à son terme radical.

Le fantasme pseudolibertaire, d’origine libérale et de forme libertarienne, de l’individu non seulement autonome, autodéterminé mais autofondé, autocréé, de l’autocréation permanente de l’individu en dépit de toute hérédité et de tout héritage, s’accomplit finalement dans la figure de l’individu néolibéral (et riche, soulignons-le) du monde occidental(isé) pouvant s’offrir légalement via le libre marché tous les recours et secours de l’innovation technoscientifique.

Ce technoféminisme est ainsi, non seulement un transféminisme et un transhumanisme c’est-à-dire un postféminisme et un posthumanisme, mais un antiféminisme et un antihumanisme (ainsi que bien sûr un antimasculinisme, c’est entendu) en ce qu’il refuse toute détermination biologique, psychologique, culturelle de la condition humaine, des conditions de l’humain, des conditions pour qu’il y ait de l’humain, comme de la condition féminine (et masculine), des conditions du féminin (et du masculin), des conditions pour qu’il y ait du féminin (et du masculin).

Ce n’est pas le moindre paradoxe des études de genre, après avoir, suite à l’ethnologie et l’anthropologie (notamment culturelle), montré la variété et la relativité des genres comme constructions socioculturelles, que d’avoir nié l’universalité, la nécessité et l’utilité, et toute autre forme de pertinence à ces institutions (qui sont, par définition, ce qui est institué) socioculturelles, universelles en leur variété et relativité même.

Quelle étrangeté d’affirmer d’une part la relativité de tous les modèles genrés et d’autre part la nécessité de tous les détruire pour laisser la place, selon un fantasme économique classique, au libre choix individuel !

S’interdisant de juger de la pertinence ou de l’impertinence (notamment au regard de la place de la femme et de l’égalité homme/femme) de tel ou tel modèle socioculturel de genre, le transféminisme les dévalue tous, les mettant tous sur le même plan comme structures fondamentalement oppressives.

Mais montrer, comme l’anthropologue Margaret Mead l’a fait entre autres, la contingence des modes d’identification sexuelle, des modèles de masculinité et de féminité, leur diversité, leur variété, leur relativité, leur variabilité, leur fragilité et leur vulnérabilité même conduit-il nécessairement à en nier ou même en minorer la pertinence et l’importance ?

Confondant égalisation et indifférenciation sur fond finalement de fétichisme marchand inconscient, la transsubstantiation des sexes et des identités n’est possible que par l’abstraction totale de l’individu neutre (c’est-à-dire neutralisé), support de tous les possibles, et par son identification à l’argent – support abstrait par excellence, support de tous les possibles parce qu’abstrait de toute réalité autre que son signe, son chiffre, abstraction vide, page blanche, tabula rasa, néant port et support de tous les possibles puisque n’en incarnant aucun – possibles entendu comme ceux qu’offrent la technique et le marché garantis par le droit.

Ainsi, ce qui se joue dans ce dernier acte, en cours et à venir, de l’individualisme abstrait dans ses dimensions néolibérales, féministes LGBT et transhumanistes, c’est la transmutation finale de l’individu en argent, symbole creux, chiffre insignifiant, signe vide, vierge et gros de tous les possibles.

On trouve dans ce féminisme 3ème vague, transgenre, butlérien, LGBT et queer, ce fantasme de la fluidité, de la liquidité, de la volatilité, de l’impermanence, de l’inidentité, de l’inhéritage et de l’inhérédité, du nomadisme sexuel et identitaire, qui, sous des dehors contestataires, libertaires, révolutionnaires, « gauchistes », participe fondamentalement de la fantasmagorie libérale avancée du bouleversement permanent de toutes les relations et de toutes les réalités – illustrant combien le libéral-libertarisme culturel et moral de la gauche et du gauchisme est l’allié objectif de l’idéologie du marché qui partage le même sans-frontiérisme (no border, no limit) (2).

On aboutit ainsi au paradoxe d’un féminisme de la dissolution, de la négation, qui nie et dissout son objet même, la femme, ou les femmes, plus qu’il ne l’affirme et le défend. Paradoxe qui est celui de tout l’engagement gauchiste envers les groupes opprimés/exclus – dont la positivité ne réside que dans la négativité de leur situation d’oppression/exclusion. Vidée de tout contenu positif, toute identité (dont l’identité féminine) n’est qu’une identité négative qui ne se définit plus que par l’intersection (et que comme l’intersectionalité) de rapports de domination et de situation d’oppression – ainsi, idéalement, au mâle blanc hétérosexuel des classes supérieures s’opposerait la femme noire homosexuelle des classes populaires (nonobstant le fait que les classes populaires et les minorités ethniques immigrées ou issues de l’immigration soient justement souvent beaucoup plus conservatrices en matière de morale sexuelle que les classes supérieures…). Là encore règne l’abstraction : le contenu propre, positif, l’identité des groupes et des individus en situation d’oppression/exclusion ne présente aucun intérêt, ce n’est que leur situation qui importe – d’où l’ambivalence voire le malaise des LGBT et d’une certaine gauche à l’égard des relations hommes/femmes des minorités musulmanes issues de l’immigration et en voie de réislamisation….

On peut s’interroger aussi sur la surreprésentation des engagements de gauche en faveur des groupes minoritaires (immigrés, homosexuels…) concomitante du désengagement de la gauche envers les majorités opprimées (classes populaires). Les grands perdants de l’alignement de l’ensemble de la gauche sur l’émancipation des minorités (ethniques, sexuelles…), ce sont justement les grands perdants de la mondialisation capitaliste néolibérale, les « petits blancs » (qui sont souvent des femmes et pas toujours « blancs »), c’est-à-dire les classes populaires et (ex)ouvrières qui votent aujourd’hui massivement pour des candidats populistes (3).

Une reconnaissance et une émancipation réellement positive des minorités comme des majorités en situation d’oppression/exclusion devrait porter au contraire sur la valorisation du contenu positif, de l’identité positive, de la culture de ces groupes en mettant l’accent sur la créativité et l’autonomie de ces groupes socioculturels, plutôt que sur leur déconstruction et destruction par la triple abstraction étatique, économique et technoscientifique – mais il fallait la destruction de toutes les autonomies sociales par le centralisme d’Etat (royal, impérial, révolutionnaire, jacobin, républicain…) pour le déploiement du libre marché intérieur puis extérieur (impérial, colonial…) et du réaménagement technoscientifique de toute l’existence.

L’Etat, le marché et la technoscience – sans compter aujourd’hui les algorithmes de la révolution numérique qui tendent à unifier toujours davantage gouvernance, croissance et science (4) – visent à faire de l’individu un pur chiffre – la multiplication même de ses chiffres (numéros de sécurité sociale, de carte nationale d’identité, de passeport, de caisse d’allocation familiales, de téléphone, de comptes bancaires, de cartes bancaires, etc., sans compter les innombrables lignes de codes laissées par la moindre navigation électronique…) l’empêchent même de s’identifier à un chiffre unique – contrairement à D-503 dans Nous autres de Zamiatine (1924), décrivant une organisation scientifique totalitaire encore trop unitaire et identitaire, ou au numéro six de la célèbre série Le Prisonnier pouvant encore crier : « Je ne suis pas un numéro ! Je suis un homme libre ! »

Je suis un homme libre, ou une femme libre, je suis un homme, je suis une femme, je suis tel homme ou telle femme, telle personne, tel corps, et même avant tout je suis, j’existe, en l’occurrence, devrait être le cri instinctif de tous ceux qui refusent la réduction de leur être propre, unique, de leur singularité irremplaçable, de leur personne et personnalité, de leur identité, de leur hérédité, de leur héritage, de leur corporéité unique, aux injonctions du libre-échangisme intégral, de l’interchangeabilité des sexes, des corps, des personnes, des vies, des vécus, sur le mode de la marchandise et de l’argent.

Aux sirènes littéralement anthropophages – dévoratrices inhumaines de l’humanité – de la déconstruction de soi qui ne sont que des modes de la déréalisation, de la destruction et de la réification de soi, opposons, non le moi, mais moi, vivant. Moi, je vis, je suis, j’existe : subjectivité incarnée, corporéité vivante (sentante, parlante, pensante, agissante), et tu, nous, vous, il(s), elle(s), grammaire qui ne doit jamais oublier ni cacher les corps vivants uniques par elle désignée.

 

(1) Camille Froidevaux-Metterie, La révolution du féminin, Gallimard, 2014

(2) Charles Robin, La gauche du capital. Libéralisme culturel et idéologie du marché, Krisis, 2014

(3)  Christophe Guilly, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014 ; Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015

(4) Eric Sadin, La vie algorithmique. Critique de la raison numérique, L’échappée, 2015

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