Fondé en 2011 par Philippe de Roux, les Poissons Roses forment un mouvement politique socialiste, pour qui la justice, l’homme et l’écologie sont les armes. Cherchant son inspiration dans les « vrais » – pères fondateurs de l’Europe, Emmanuel Mounier ou encore Georges Orwell – le désir de retrouver un socialisme authentique pour les Poissons roses est profond. Philippe de Roux et Patrice Obert, président actuel du mouvement, répondent à nos questions.

 

Votre nouveau livre vient de paraître. Dans quel but l’avez-vous écrit, et surtout, quel en est l’idée directrice ?

La démocratie représentative ne représente plus, la politique tourne à vide, les électeurs voient avec inquiétude, voire angoisse, une présidentielle de 2017 avec les mêmes acteurs qu’en 2012. Au-delà de cet aspect conjoncturel et malgré la vitalité de nombreuses initiatives, l’ultra-individualisme contemporain a liquéfié l’espérance dans les projets communs. Or une vision collective de l’avenir se fonde sur des projets communs qui donnent à chacun l’envie de se lever le matin. Aujourd’hui, quel projet collectif peut donner à nos concitoyens le goût de se rassembler ? Certains proposent une France à la grand-papa, une monarchie républicaine qui serait menée par un leader charismatique. C’est une vision illusoire dans un monde trop complexe où doit jouer à plein la subsidiarité.

L’ultra-individualisme contemporain a liquéfié l’espérance dans les projets communs

D’autres se contentent de gérer le présent, dans un entre-soi devenu insupportable, et sans comprendre que les temps ont changé, ni saisir les ressorts profonds de la personne humaine, qui est bien plus qu’un consommateur interchangeable. « Nous sommes reliés, donc je suis » déclarons-nous dans notre « petit livre rose ». C’est en soi révolutionnaire dans notre culture du « no limit » solitaire, qui laisse se développer de profondes failles, sources de puissantes injustices. Or, notre moteur premier est la recherche de la justice concrète, dans tous les champs de l’existence. C’est d’ailleurs l’ADN de la gauche. Mais ce combat pour la justice ne peut se découper en tranches. Soit il sera global, soit il ne sera pas. « Tout est lié » pour reprendre l’antienne de Laudato Si’.

Ainsi, notre combat doit être ancré dans une expérience du réel, ce qui est le cas de nombre de nos sympathisants. Et il doit porter sur toutes les injustices à l’oeuvre dans notre monde : des conditions de travail de l’ouvrière textile au Bangladesh, à l’usine à bébé en Inde pour les GPA des riches, en passant par l’insertion professionnelle de chômeurs désespérés, tentés par le vote FN, la protection de l’enfant trisomique à naître, dont les glaciales statistiques montrent que 96 % sont avortés ou la personne précaire en fin de vie, dans un hôpital sous pression financière, à qui on fera croire que l’injection létale est l’ultime soin palliatif… C’est en défendant la justice dans tous les champs de l’existence que nous guérirons la gauche, que nous lui redonnerons une cohérence et que nous relancerons la France, dans l’Europe.

« Ouvrir un débat efficace sur les questions éthiques et sociales » tels sont vos mots à propos de votre collaboration au Congrès du Parti Socialiste en 2012. Trois ans après, quel est votre bilan ?

Nous sommes encore tout petits à gauche, mais porteurs d’un message très puissant. Cette petite voix s’est fait entendre peu-à-peu, et a contribué à la fissuration du dogme de la « société de marché », pour reprendre les mots de Lionel Jospin. C’est difficile d’en rendre compte en terme de rapport de force ou de nombre de divisions.

Cette colère est aussi la conséquence de notre implication dans la Manif pour Tous

Mais le débat s’est ouvert, clairement, avec une prise de conscience et, par exemple, des prises de position courageuses d’élus de gauche sur la filiation, ou la fin de vie, souvent complémentaires avec des combats durs sur les questions sociales. Les députés Dominique Potier, Jean Philippe Mallé ou Bruno-Nestor Azerot en sont de bons exemples, tout comme Joseph Thouvenel de la CFTC. Nos rencontres personnelles, tant avec de hauts responsables du PS, que des militants de base, nous ont prouvé que notre cohérence touche profondément. Cela suscite aussi parfois une colère irrationnelle au sein des sections, en particulier à Paris, qui a toujours eu dans l’histoire de France une place à part. Cette colère est aussi la conséquence de notre implication dans la Manif pour Tous, jusqu’à la manifestation du 13 janvier 2013 sur le Champs de Mars, manifestation qui avait réuni un public très varié, avec notamment de nombreux élus de gauche venus des quatre coins de notre pays.

Refuser de le reconnaître prouve à quel point la notion « d’émancipation », au cœur du message de la gauche, a pu se pervertir dans les mirages d’un hyper-individualisme désespérant, qui refuse toute transcendance à l’être humain. Cette vision libertaire, couplée à un laïcisme de combat, déconnecté des aspirations de la grande majorité de nos concitoyens, est suicidaire pour la gauche. Or quand la gauche est malade, c’est tout le pays qui trinque…

 Cette vision libertaire, couplée à un laïcisme de combat, déconnecté des aspirations de la grande majorité de nos concitoyens, est suicidaire pour la gauche

Liberté de conscience, fin de vie, mariage… Vos combats sont nombreux. Comment garder ses positions au sein d’un parti dont la politique diffère ?

Notre priorité est de porter cette parole à gauche, tout en nous adressant à nos concitoyens au-delà de la gauche. Nous sommes tous conscients que les clivages sont mouvants, que cette coupure gauche/droite, née au XIXème siècle, évolue. Jean- Christophe Cambadelis le reconnaît aussi quand il parle de son grand rassemblement. De nouveaux critères apparaissent, qui peu à peu s’imposent comme révélateurs des vraies oppositions : sociétés autarciques ou sociétés ouvertes, option écologique véritable (dans les champs économiques et éthiques) ou poursuite de l’économie carbonée, vision d’un individu, maître tout-puissant de sa vie ou prise de conscience d’une personne capable d’accueillir ses limites et ses vulnérabilités face à la vie, la souffrance et la mort. 

Finalement, vous prônez un socialisme éthique et originel : quelles en seraient les bases ? Une éthique plutôt « conservatrice », au sens de la conservation d’un modèle, et une économie plus humaine et écologique, sont vos chevaux de course ?

Sans  doute certains diront de nous que nous sommes « conservateurs » sur le plan éthique et « progressistes » sur le plan écologique et social. Or nous sommes simplement progressistes, au sens où nous croyons que demain peut être meilleur qu’aujourd’hui. Mais cela nécessite une cohérence. La cohérence d’un Péguy ou d’un Orwell, deux socialistes convaincus. Comment appeler par exemple à une meilleure régulation des flux financiers dans un marché liquide, en proposant dans le même temps de déréguler la filiation ou la fin de vie, pour la mettre justement entre les mains des marchands ? Ce n’est pas cohérent, cela ne peut donc pas constituer une réponse politique durable. Nous croyons que l’humanité est fissurée, blessée mais qu’elle est aussi capable de bienveillance et de fraternité. Éthique, justice et écologie sont nos chevaux de course et le filtre de toutes nos propositions.

Vous parlez de l’héritage du personnalisme d’Emmanuel Mounier comme révélateur de votre pensée, quelle en est l’incarnation dans votre programme ?

Le personnalisme est né en France. Il sera pour notre pays son bain de jouvence. Il faut bien sûr le retraduire concrètement pour notre temps. La référence de Mounier à la Personne reliée face à l’individu-roi, l’injonction de « Refaire Renaissance » en reprenant le fil de l’émancipation des XVIème et XVIIème siècles, sans couper l’homme de sa dimension écologique ou spirituelle, la volonté d’échapper aux pesanteurs des pensées dominantes, le souci de la cohérence, la défense du plus pauvre et la préoccupation constante de la justice sont aussi les fondements de notre engagement.

Retrouver « une société du lien » et « de confiance » est, selon vous, un but primordial : quels en sont les moyens ?

Nous avons identifié sept phares pour éclairer notre temps. Chacun est un chemin vers cette société du lien et de la confiance, de la Bienveillance et de la Fraternité. Cesser d’organiser notre société à partir du travail rémunéré serait un premier pas essentiel, en privilégiant l’activité, qui nous semble plus riche dans une économie en pleine mutation. Parier sur l’engagement des personnes en valorisant la « famille durable », fondement du développement durable, en proposant une série de mesures concrètes et peu coûteuses, y participe. Favoriser l’éclosion de nouveaux modèles d’écoles afin de féconder une Education nationale qui fait du mieux qu’elle peut, mais n’en peut plus de ses lourdeurs, de ses non-dits, de son incapacité à rendre les élèves heureux. Restaurer le lien entre les citoyens et leurs élus, repenser la création de la valeur et le goût d’entreprendre…

Nous avons ciblé nos sept phares avec beaucoup de soin. Nous sommes conscients d’avoir mis de côté pour l’instant beaucoup de sujets. Mais si nous avancions collectivement sur ces propositions, tel le premier morceau d’une mosaïque à reconstruire, la France serait plus juste, plus humaine et pourrait repartir de l’avant. 

En 2012, vous sembliez favorable à un système fédéraliste européen ? Quel Etat fédéral pour quels états fédérés ? 

Nous partageons la conviction que malgré tout ce que l’on entend, les Européens forment un peuple, par leur histoire commune et les valeurs fondamentales qu’ils partagent. Cette civilisation européenne s’est formée sur des héritages multiples qu’il faut mieux reconnaître. Ils forment une richesse insoupçonnée et nous donnent une incomparable capacité d’agir.
Ensuite, nous pensons que le monde globalisé (qui est né de notre civilisation) nous oblige à nous unir davantage afin de continuer à peser collectivement face à des « empires » aux dimensions bien supérieures aux nôtres. Ce qui nous plombe, c’est la Non-Europe, tous les freins que les Etats mettent à l’émergence d’une Europe capable de défendre nos intérêts collectifs, que ce soit en matière de sécurité, de contrôle des flux migratoires, de lutte contre le terrorisme, de défense de l’environnement, de commerce, etc…


Ce plus d’Europe, c’est d’une part l’affirmation d’une union qui donne les moyens à l’Europe d’intervenir avec le poids des 28, c’est d’autre part le respect scrupuleux (via la subsidiarité) de l’identité des Nations pour tout ce qui ne nécessite pas une mise en commun. Le cadre juridique simple qui permet cette affirmation de l’Europe et cette reconnaissance des Etats, c’est la fédération.

Nous voudrions que la dimension humaine, personnelle, de l’Europe soit réaffirmée et non plus cette priorité insensée à l’économie

Mais, Poissons Roses, nous voudrions que la dimension humaine, personnelle, de l’Europe soit réaffirmée et non plus cette priorité insensée à l’économie. C’est pour cela que nous voulons une « Communauté » fédérale Européenne dans l’esprit des pères fondateurs, qui n’avaient pas choisi ce terme au hasard, une communauté de projets avant d’être une union abstraite et technocratique. Et la première étape est de demander aux européens d’aujourd’hui les projets qu’ils souhaiteraient mettre en commun avant de prendre les décisions pour eux.

En 2008, votre projet « Eau et Vie » visant à améliorer les conditions de vie et d’hygiène dans les milieux précaires notamment aux Philippines, a vu le jour. Avez-vous d’autres idées d’entrepreneuriat ? Seraient-ces ces solutions de rupture, dont vous parlez ?

La plupart des Poissons Roses sont impliqués dans des projets concrets de solidarité. Nous ne sommes pas des « perdreaux de l’année » et partons tous d’une expérience concrète avec le désir de la transposer en politique. Cet ancrage est le socle de notre indépendance et de notre créativité. C’est d’ailleurs ce que nous souhaitons pour toutes les personnes engagées en politique, pour un temps. C’est bien pour cela que la politique doit être un engagement à mener de manière professionnelle et que cela ne peut pas être un métier.

Pour ma part, je suis impliqué depuis 20 ans sur divers sujets de l’action sociale. Les enjeux de la croissance urbaine dans le monde et de l’inclusion des plus pauvres sont immenses. Une vie n’y suffira pas… J’ai donc suffisamment de grain à moudre pour l’instant, d’autant que nos projets sont au croisement de la politique, de l’action sociale et de l’économie, et ont de forts impacts sociaux dans ces trois champs.

En quoi vos activités interreligieuses convergent-elles avec votre livre ?

La Fontaine aux religions est une petite association de dialogue interreligieux qui travaille dans le XIème arrondissement depuis bientôt 20 ans. Or, le XIème a été en 2015 très touché par plusieurs séries d’attentats. Les liens d’amitié que nous avons tissés depuis tant d’années avec de nombreux responsables religieux catholiques, protestants, musulmans et juifs nous ont permis de nous réunir après le 13 novembre.

Nous avons publié un communiqué commun dénonçant ces horreurs. Nous avons ensemble déposé une gerbe sur un des sites touchés, au bas de la rue de la Fontaine au Roi. Et le 13 décembre, un mois après ces événements, nous avons organisé à la mosquée OMAR une soirée de recueillement et de débats, dont RFI s’est d’ailleurs fait l’écho dans son émission « Si loin, si proche » diffusée le 9 janvier.

 

Ce qui nous éloigne, c’est l’ignorance. Je crois à une laïcité qui s’enrichit des différences de chacun

Ce qui nous éloigne, c’est l’ignorance. Je crois à une laïcité qui s’enrichit des différences de chacun. Aux Poissons Roses, je retrouve ce goût de l’Autre, qui n’empêche pas la conviction personnelle, au contraire.

A contre courant, Les Poissons roses, Cerf, 2016.