C’est l’histoire d’une passion (aux deux sens du terme), celle de la mer et de la pêche, que raconte l’ingénieur Benoît Harmel dans un livre très instructif, paru aux Editions Zeraq : Drame de la pêche intensive : que s’est-il passé ? (mars 2021). Partant du témoignage d’un patron de pêche, Richard Pillard, l’auteur raconte en effet comment des amoureux de la mer ont été peu à peu soumis à des cadences industrielles jusqu’à l’épuisement. Entretien sur le pont. 

Votre livre se présente comme les mémoires d’un patron de pêche. Comment en êtes-vous venu à l’écrire ?

J’ai rencontré Richard Pillard à un moment où, comme beaucoup de mes contemporains, je tentais de cerner l’ampleur des activités humaines sur l’environnement alors que la compétition internationale continuait de nous emporter, dans une relative sidération, comme si nous n’y pouvions rien.

Invité à témoigner sur son activité, ce patron de pêche raconta la naissance de sa vocation de marin ancrée dés son enfance au cœur de ses aspirations.
Puis il fit le récit captivant de sa progression professionnelle, exposé, d’une campagne à l’autre, aux caprices des océans, dans un contexte de reprise économique. A cette époque, le progrès technique, soutenu par les scientifiques, les acteurs financiers, les politiques, amplifiait, sans cesse, les volumes des navires et des chaluts, le nombre d’armements, tout en permettant l’exploitation des nouvelles zones de pêche, ainsi que de plus importantes profondeurs.

Pris dans cet accaparement, le milieu marin montra soudainement son épuisement par une baisse importante de ses ressources. Le marin-pêcheur expliqua qu’il du, alors, changer d’activité tout en réalisant combien les protagonistes du secteur, chacun dans leur rôle, avaient agi sans veiller à contenir significativement les vagues de progrès qui se succédaient sans limites.

Ce témoignage était formulé comme un appel à la prise de conscience que chaque humain, à sa mesure, interagit avec le milieu naturel qui le porte, et qu’à ce titre il est engagé à respecter les limites des écosystèmes qu’il fraie.
Touché par cette intervention, et dans l’idée de la partager plus largement, j’ai proposé à R. Pillard de faire le récit de son histoire, et de m’éclairer de ses connaissances pour y associer l’évolution du secteur de la pêche sur un siècle de progrès, en y ajoutant quelques repères sur la question environnementale.

A quel moment diriez-vous qu’on est passé d’une pêche artisanale, ou du moins soutenable, à une pêche industrielle intensive ?

La pêche artisanale peut-être entendue comme la pêche côtière, vivrière. Elle a traversé les époques et elle perdure encore aujourd’hui, avec pour certaines pêcheries la volonté de s’inscrire dans une pêche durable. Les parages de La Rochelle ont toujours été reconnus pour le poisson de qualité qu’ils abritaient.

En parallèle, initiée par la conquête des mers et océans, la grande pêche s’est développée à grande échelle et le qualificatif « d’intensif » peut être appliqué, soit à un type de pêche, comme, dans les années 1930, le cabillaud dans les bancs de Terre-Neuve, ou la baleine en antarctique, soit à une zone de pêche exploitée par une flotte importante de navires, soit à la combinaison de ces facteurs. Si l’on peut aisément imaginer les impacts d’une pêche intensive sur une espèce, ou sur une zone, et la pression exercée en conséquence sur l’équilibre du milieu marin , il est plus difficile, à chaque partie prenante du secteur de dire à quel moment précis il devenait incontestable que la pêche était devenue intensive, et préjudiciable à l’équilibre du milieu marin.

En effet, une grande variété d’espèces est répartie sur un espace maritime couvrant plus des deux tiers de la planète. Aussi, les évènements historiques et politiques, qui ont rendu difficile la mise en place d’accords internationaux sur le sujet, ont longtemps laissé chaque État opérer suivant ses propres stratégies d’expansion. Tous ces éléments ont freiné la prise de conscience des réalités qui pouvaient s’observer sur le terrain et qui pouvaient avoir une impact global sur l’équilibre des ressources.

Ce qui est certain, c’est que l’arrivée de la vapeur va initier cette aire de progrès qui va entraîner le monde dans un emballement technique, avec l’accaparement progressif des ressources qui en a résulté.
Ainsi, milieu des années 1960, avec la conjugaison de la multiplication des zones de pêche, de l’augmentation des armements en exploitation et de leur capacité de capture et de conservation, la pêche, au moins en Europe, pourrait être qualifiée d’intensive.

Faute de limiter cette expansion, la décennie suivante pourrait être qualifiée de surpêche, avec la crise qui en a suivi dans le secteur au moment de son effondrement. Quant à la période suivante qui a vu la mise en exploitation de navires industriels toujours plus volumineux et sophistiqués, elle peut être qualifiée de pêche industrielle destructrice. En septembre 2020, la mise en exploitation du Scombrus, est emblématique de cette période qui persiste. Ce bateau-usine géant de 81 m le long peut ramener à son bord 120 tonnes de poissons par jour, l’équivalent de la quantité annuelle de pêche de certains ports artisanaux bretons.

Vous montrez les liens entre le progrès technique et la surpêche. Pourriez-vous nous résumer les grandes étapes de cette modernisation de la pêche ?

Comme nous l’avons vu, le point de départ de l’époque technique moderne correspond à l’exploitation du charbon comme source d’énergie. En fonction de leurs propres opportunités et priorités, les nations s’inscriront chacune à leur rythme dans ce grand mouvement. Cependant toutes vont vivre l’expansion permise par la vapeur et la force mécanique prométhéenne qu’elle offrira à d’ambitieux industriels. En France, entre 1870 et 1970, le progrès peut être présenté en trois étapes, qui peuvent apparaître comme des révolutions tant elle ont radicalement modifiés les trajectoires socio-économiques des époques traversées.

À la fin du XIXème, le charbon opère cette première mutation, avec la machine à vapeur qui met à disposition de l’industrie une force motrice inconnue jusqu’alors. La sidérurgie, notamment, s’active à produire les rails de chemin de fer, les locomotives, les bateaux à vapeur avec leurs coques métalliques ; sans compter tous ces nouvelles machines qui vont permettre la production de masse de quantité d’équipements nouveaux. Après la première guerre mondiale, le moteur diesel et l’électricité vont annoncer de nouveaux progrès dans la conception des navires, diminuant les volumes occupés par le combustible au profit d’espaces consacrés à l’usinage et au stockage du poisson. Il faudra attendre la reconstruction, après la seconde guerre mondiale, pour que de nouvelles flottes de chalutiers soient équipées de ces techniques éprouvées. Enfin à partir des années soixante, l’électronique va permettre la conception d’appareils de navigation et d’observation des fonds, propices à l’augmentation significative des rendements, et à la fiabilité des déplacements en mer. Ce sera l’ère de l’électronique embarquée.

En parallèle de ces grandes étapes, il est important de retenir que la pêche a consolidé sa progression au cours de cette période grâce à des techniques qui n’ont pas cessé de se perfectionner, comme la réfrigération dont certains procédés seront utilisés au début du XXème, pour évoluer vers la congélation dans les années cinquante. De même la mécanisation des activités de production va progresser pour finalement transformer les cales des navires en véritable chaîne de production industrielle afin de trier, nettoyer, préparer, fileter, conditionner, stocker le poisson sous la forme de produit prêt à être mis sur les étals dés leur déchargement.

Cette évolution technique ininterrompue du métier va être conduite, principalement, par les scientifiques de l’OSTPM1 qui, à partir de 1918 vont déployer dans la profession les résultats de leurs observations et expériences, sans contrôler réellement les effets de l’utilisation de ces nouvelles pratiques à grande échelle.

Que représente la mer pour vous ?

J’ai acquis une grande familiarité avec le mer, quand, fréquemment le mercredi matin, collégien, je parcourrai à bicyclette les quelques kilomètres de campagne qui me séparaient de Courseulles sur mer, pour aller acheter auprès des pêcheurs locaux le poisson que je devais cuisiner pour le repas du midi.

Chaque fois, par tous les temps, je longeais le port et me rendais sur la jetée pour observer la mer. Là, j’étais absorbé par cette masse qui s’étendait à l’infini, par cet espace incommensurable dans lequel le ciel, le vent et l’eau associaient leurs caractères, jusqu’à l’horizon, immuable, qui parfois brisé, prenait la mesure de cette confrontation.

De cette période je garde un contact particulier avec l’univers marin et une admiration pour les marin-pêcheurs dont le destin reste lié aux caprices de la mer.

On entend souvent qu’en 2050, il pourrait y avoir dans les océans plus de plastique que de poisson. Ce scénario est-il encore résistible ?

Sans faire de mauvais jeu de mots, la question du plastique est un réel serpent de mer. Les tortues qui mouraient étouffées par des sacs plastiques qu’elles prenaient pour des pieuvres, de même que les poissons à des stades différents de croissance qui stockaient dans leur organisme des quantités invraisemblable de particules en plastique, ont ému l’opinion publique. Cependant depuis ces observations, un continent de plastique a été repéré et nous sommes démunis face ce phénomène envahissant qui met en cause les modes de consommation et les activités des habitants de la planète. Too big to understand.

Ce phénomène incontrôlable en dit long sur le manque de compréhension de la fragilité de l’univers marin, alors qu’il concourt, aussi, à l’équilibre écologique des cycles « terriens ».
Le continent de plastique est le signe visible des abus opérés par le déversement d’innombrables déchets en mer. Combien de désordres engloutis au fond des océans ne sont pas pris en compte sous prétexte que rien de manifeste ne vient présenter un dommage.

Il me semble que le problème du plastique, loin d’être un symptôme isolé, devrait être le signal qu’il est maintenant temps de faire un inventaire courageux de toutes les atteintes faites à l’environnement, marin notamment : exploitation pétrolière, dégazage en mer, activité côtière, tourisme de masse… Ce constat servirait de base à une pédagogique commune qui rappellerait les cycles de la vie organique dans les différents milieux du globe, ferait connaître les conditions de leur préservation, établirait la part de responsabilité des agitations humaines, et sans susciter la peur, stimulerait le courage d’agir, chacun à sa mesure, en interaction avec des orientations politico- économiques ambitieuses, pour le bien de tous..

Ce tableau à grand trait ne demande qu’à bénéficier de la participation du plus grand nombre pour trouver le niveau de pertinence attendu, et offrir des pistes concrètes d’engagement.

Marin-pêcheur, est-ce que cela peut malgré tout encore être un métier d’avenir ?

A travers les âges et les évolutions, la pêche artisanale a su maintenir sa place tant dans la qualité des poissons proposés, que dans la maintien d’une activité économique locale. Si les pratiques et les enjeux évoluent, il reste aux marins-pêcheurs un espace qu’ils devraient pouvoir préserver dans le prolongement des initiatives et créations qui ont vu le jour ces dernières années avec la pêche durable et la mobilisation des acteurs locaux : producteurs et consommateurs.

Aussi, la mer n’a pas épuisé sa capacité à susciter des vocations de marins courageux, au tempérament vif, attirés par l’aventure du large.

Illustration : couverture du livre aux editions Zeraq.