On a parfois du mal à comprendre la mondialisation. Si tel est le cas, convoquez mentalement un ouvrier de Montluçon au chômage et un ingénieur lyonnais, vous comprendrez instinctivement ce qu’il en est. Schématiquement, c’est un peu cela Christophe Guilluy. Le lire, c’est comprendre la mondialisation à travers la géographie et la sociologie de nos sociétés occidentales. En trois essais – Fractures françaises (2010), La France périphérique (2014) et Le Crépuscule de la France d’en haut (2016) – Christophe Guilluy s’est imposé comme le géographe incontournable des effets de la mondialisation. Adulé ou décrié, il ne cesse ne nous alerter : il existe une France en dehors des métropoles connectées. C’est même là où vit la majorité, ne l’abandonnons pas.

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A l’instar de Christopher Lasch, vous faites état d’une « révolte des élites ». Ceux-ci n’habitent plus avenue Foch mais à Belleville. Vous les appelez les « Rougon-Macquart déguisés en hipster ». Pourquoi ce bobo-bashing ?

Je préfère le terme de « France d’en-haut » à celui d’ « élites ». Les élites renvoient aux « 1% » les plus riches. Avec la « France d’en-haut », j’englobe les catégories supérieures et les classes moyennes supérieures que l’on retrouve principalement dans les métropoles et qui représentent 30 à 40% de la population. Ce ne sont pas uniquement les riches mais plutôt la grosse minorité privilégiée. D’ailleurs, cette France d’en-haut est la première à critiquer les 1%. Tout le monde déplore la financiarisation du monde et les paradis fiscaux. Même Sarkozy, c’est dire… Cette critique, par ailleurs légitime, me semble totalement inoffensive car elle ne remet pas le système en cause. Il s’agit plutôt d’une intégration de la critique du système dans le système.

Quand j’utilise le concept de « bobo » (popularisé par David Brooks qui désignait la bourgeoisie démocrate), je m’intéresse surtout au premier « bo », celui de bourgeois. Quelle différence entre un loft de Belleville d’une valeur d’un million d’euros et les hôtels particuliers de l’époque des Rougon-Macquart ? J’estime légitime de critiquer la bourgeoisie pour ce qu’elle est.

Mais aujourd’hui, et c’est l’intérêt du second « bo », la bourgeoisie a compris qu’elle ne pouvait plus être frontale. La domination existe encore mais celle-ci s’appuie désormais sur un brouillage de classe qui me semble lui être bénéfique. Elle donne l’image d’une classe contestataire, cool, qui a envie de plus d’égalité. C’est la bourgeoisie de la Silicon Valley façon Steve Jobs. Il portait certes un jean et un col roulé au lieu du costume cravate, mais il n’en était pas moins un redoutable business man. Le cool ne doit pas faire oublier la critique sociale.

Vous allez très loin dans votre dernier livre. Vous décrivez la posture morale de la bourgeoisie qui décrédibilise toute critique.

Comme elle n’assume pas sa position de classe, elle tente de décrédibiliser toute attaque qui révélerait sa position de classe. Quant j’intègre le concept de « bobo », on me reproche d’utiliser un terme « journalistique, américain, pas sérieux ». Toute critique est ringardisée, fascisée, selon la technique efficace qu’a très bien décrite Pasolini dans ses Ecrits Corsaires : « Pour se protéger, la bourgeoisie inventera un antifascisme contre un fascisme qui n’existe plus ».

Sur la question de l’immigration par exemple, je déplore un discours stupide et manichéen – entre racistes et antiracistes. Nos réactions humaines éminemment complexes méritent mieux qu’une disqualification morale. Dans une société multiculturelle où l’autre ne devient pas soi (car il n’y a pas d’assimilation), la question centrale est celle-ci : dans mon quartier, dans ma ville, vais-je me trouver en minorité ? La question concerne tout chacun d’entre nous, qui que nous soyons. Prenons l’exemple de la petite bourgeoisie maghrébine de Seine-Saint-Denis qui actuellement, craint de se trouver en minorité par rapport à une population subsaharienne. Les stratégies d’évitement concernent toutes les catégories sociales.

Le géographe Gérard-François Dumont écrit que la métropolisation est une idéologie. Il faut l’admettre comme telle, alors qu’au contraire, elle est présentée comme un phénomène factuel et rationnel.

Une certaine bourgeoisie ostracise la France d’en bas qui pourtant, accueille depuis 30 ans des populations immigrées avec un calme absolu. Les violences racistes en France sont minimales par rapport à ce qu’elles sont aux Etats-Unis, aux Pays-Bas ou même en Allemagne ou en Suède. On devrait s’en féliciter alors qu’on condamne cette France « xénophobe », cette France « du repli sur soi ». A l’inverse, dans mon dernier livre, je me moque un peu de ces milieux qui prêchent l’ouverture alors que la diversité y est quasi-inexistante. Rappelez-vous de cette cérémonie des Césars de 2016 qui récompense le film Fatima devant une salle 100 % blanche…

Pensez-vous que la carte fait le territoire ? Autrement dit, les représentations ont-elles raison de l’objectivité scientifique ?

Le géographe Gérard-François Dumont écrit que la métropolisation est une idéologie. Il faut l’admettre comme telle, alors qu’au contraire, elle est présentée comme un phénomène factuel et rationnel. Or, dessiner une carte relève d’un acte politique. Vous connaissez la sentence d’Yves Lacoste : « la géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre ». Quand on représente quelque chose, on choisit en angle, on ne décrit jamais les faits totalement objectivement.

Avec une carte des métropoles, on part du principe que chaque territoire est intégré à celles-ci, que chacun en bénéficie. Cette représentation corrobore la théorie libérale du ruissellement, selon laquelle les richesses des uns profiteraient mécaniquement à tous. Les fractures se réduiraient ainsi du fait de la péréquation (transferts fiscaux des territoires riches aux territoires pauvres NDLR). Ce raisonnement me semble aussi fallacieux que celui qui pose le numérique comme solution aux disparités territoriales. Bien qu’internet soit accessible depuis New York ou Guéret, les cadres supérieurs n’ont cessé de se concentrer dans les métropoles.

Le contenu de votre dernier livre semble contredire son titre. J’ai eu l’impression d’un triomphe plutôt que d’un « Crépuscule de la France d’en-haut »…

 

Illustration de Maylis Maurin

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