Au cours de l’année 1938, le romancier Georges Bernanos embarque pour le Brésil avec femmes et enfants. De là il voit l’Europe sombrer dans le fascisme et s’amorcer la Seconde Guerre. Il écrit un petit texte franc et direct, coup de poing : Scandale de la vérité.

« On rencontre dhonnêtes gens, on rencontre même des apôtres dans les partis prétendus nationaux. Il nen est pas moins vrai quils se recrutent, pour leur immense majorité, dans les rangs de ceux qui, comme dit encore Ch. Péguy, se refusent obstinément, se refuseront toujours à faire les frais, à faire les frais dune restauration économique, dune restauration sociale, « dune révolution temporelle pour le salut éternel » ». Ainsi parlait Georges Bernanos dans Scandale de la vérité, le premier livre qu’il a rédigé au Brésil, quelques semaines après avoir posé le pied en Amérique du Sud. Comme toujours avec ce puissant visionnaire, ce qu’il voit au cœur de la mêlée de son temps vaut pour le nôtre.

Si les zonnêtes gens qui s’expriment dans les journaux, à la tribune des assemblées ou dans des salles de réunions publiques surchauffées parlent si volontiers d’ordre, de patrie, de civilisation ou d’intérêt national, c’est pour éviter d’avoir à faire les frais d’une révolution temporelle, entendez de casser leurs tirelires trop bien garnies ou de partager leur avoir. Comment expliquer autrement que les gaullistes sans nombre qui se disputent aujourd’hui et les vrais et les faux morceaux de la Croix de Lorraine sur les plateaux de télévision, du centre à l’extrême droite de l’échiquier politique, aient oublié la base de tout programme de rénovation sérieuse, énoncé par le Général dans le second volume de ses Mémoires de guerre ? «Faire acquérir  par la nation la propriété des principales sources d’énergie : charbon, électricité, gaz, qu’elle est, d’ailleurs, seule en mesure de développer comme il faut ; lui assurer le contrôle du crédit, afin que son activité ne soit pas à la merci de monopoles financiers ; frayer à la classe ouvrière, par les comités d’entreprise, la voie de l’association ; affranchir de l’angoisse, dans leur vie et dans leur labeur, les hommes et les femmes de chez nous, en les assurant d’office contre la maladie, le chômage, la vieillesse ; enfin, grâce à un système de larges allocations, relever la natalité française et, par-là, rouvrir à la France la source vive de sa puissance.» Citer Péguy, Bernanos ou le général de Gaulle est une chose. Les lire en est une autre.

Maurras en prime time

C’est à la fin de l’année 1938, dans la fazenda Santa Inês, une modeste maison bâtie à flanc de colline à Juiz de Fora, qu’a été écrit Scandale de la vérité. Accompagné de sa femme et de ses six enfants, Bernanos avait quitté l’Europe à la fin du mois de juillet. A 10 000 kilomètres de la France, il avait compris la comédie qui s’y était jouée lors des accords de Munich. Il avait cinquante ans, il n’était plus dupe des singeries des apôtres exaltés de la «superpatrie française, championne de la civilisation gréco-romaine-tarasconnaise » contre la barbarie orientale ou asiatique. « Je ne veux pas troubler ces gens-là dans leur plaisir. Je veux seulement qu’ils soient ce qu’ils sont. (…) Ce sont des mercenaires de la politique comme il est des mercenaires de la guerre. » A mon tour, je ne veux troubler personne. Seulement observer le retour en prime time d’un réalisme maurrassien qui a déjà coûté cher à la France en 1938.

L’union des droites ou celle des nationaux, toute cette « canaille bourgeoise confite dans la haine et la terreur du monde ouvrier », ne vaut pas mieux aujourd’hui que jadis. Elle est faite de non-dits, de calculs et de fourberies. « On est chez nous !» ont crié une bande d’agités l’occasion d’une réunion bleu-blanc-rouge, à Villepinte, au début du mois de décembre 2021. Il est déloyal de faire parler les morts, mais je ne suis pas certain que Bernanos aurait affectionné cette manifestation débraillée de fierté nationale, cette grande peur des bien-pensants minuscule.

Des pantins sur ressorts

Avec lui, nous devrions plutôt nous étonner de voir des pantins montés sur ressorts parler au nom de la tradition française alors qu’ils restent volontairement étrangers à «la part la plus précieuse de notre héritage national, la tradition chrétienne française, la chrétienté française » — jurant après Charles Maurras qu’ils admirent l’Eglise mais ont peu de tendresse pour le Messie nommé Jésus. Viendra bientôt l’heure où ils s’en prendront au Pape et inviteront les catholiques français à les suivre contre leur pasteur… Si j’en avais le cœur, j’écrirais un pastiche de ces canailles ayant pour titre L’imitation de Notre-Seigneur Charles Maurras. Un libelle dans lequel je rappellerai que ce « sourd qu’on écoute », comme disait plaisamment Antoine Blondin, s’est présenté devant ses juges en 1945 en ayant rien appris, rien oublié. « Venez donc, faux informateurs, faux transcripteurs ou manipulateurs de textes les plus clairs ; venez, mauvais interprètes dintentions ; venez messagers, serviteurs et instruments des factions et des factieux ; venez, faux témoins ! …»

Tendez l’oreille. C’est une petite musique qu’on entend un peu trop souvent, ces derniers temps, accompagnées de paroles écrites par des marchands de mystique qui se fournissent aux objets trouvés. Pendant ce temps-là, les petits mufles de la nouvelle génération réaliste ne sont pas tourmentés par la justice sociale. La société française est à refaire de fond en comble. Tout le baratin des patrouillotes sur une droite « vraiment de droite» sert à le faire oublier. La crise n’est pas à nos frontières ou dans des banlieues qui flambent : elle est dans l’âme. L’angoisse s’est substituée à la foi. Cette observation tranchante comme l’épée du général de Gaulle au lendemain des émeutes de mai 1968 : « Non, le capitalisme du point de vue de l’homme n’offre pas de solution satisfaisante. » Je termine avec ce mot définitif de Bernanos, dans Journal d’un curé de campagne : « La question sociale est d’abord une question d’honneur. C’est l’injuste humiliation du pauvre qui fait les misérables ».

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