C’est en 1971 que Jean Dubuffet, artiste, collectionneur et inventeur du terme art brut pour qualifier les productions artistiques de malades mentaux et de marginaux, fit don de toute sa collection à la ville de Lausanne. Celle-ci inaugura en 1976, dans le château de Beaulieu, la collection de l’art brut de Lausanne. Enrichie de nouvelles acquisitions au fil des ans, elle est devenue aujourd’hui le plus grand musée d’art brut au monde. Limite est allé à la rencontre de madame Sarah Lombardi, sa directrice.

Le terme « art brut » semble difficile à définir. Au-delà de l’art des fous ou des marginaux, pourriez-vous nous offrir une définition qui nous permettrait de mieux le saisir et le comprendre ?

L’art brut se définit sur la base de critères sociologiques et esthétiques.

D’un point de vue sociologique, l’art brut est le fait de personnes autodidactes, qui ne sont pas passées par une école d’art. Elles créent uniquement pour elles-mêmes et leurs œuvres ne sont pas nécessairement destinées à être vues par le public, exposées, ou soumises à la critique. Celui qui produit de l’art brut ne se considère pas comme un artiste et refuse souvent ce qualificatif; il évolue en dehors des institutions artistiques conventionnelles, il est hors du champ officiel de l’art et ne cherche pas à en faire partie, ni à être reconnu par ce dernier. c’est pour cela qu’on lui préfère le terme d’auteur à celui d’artiste.

D’un point de vue esthétique, l’auteur d’art brut s’approprie des matériaux non usuels, car il dispose souvent de peu de moyens. Il invente un nouveau langage artistique, souvent par défaut ou malgré lui, car il n’a pas de connaissances artistiques. L’auteur fait souvent preuve d’inventivité en détournant des sources issues de la culture populaire dans lesquelles il puise; les codes artistiques généralement admis lui étant étrangers.

Je tiens à préciser que la maladie mentale ou la marginalité ne sont pas des critères en soi pour qualifier l’art brut. Si les auteurs d’art brut sont souvent des marginaux, c’est parce que c’est à la marge de la société, ou dans les prisons, ou encore dans les hôpitaux psychiatriques que la création artistique est la plus éloignée du monde officiel de l’art et de la culture.

Qu’est-ce qui distingue l’art brut d’autres types d’art qualifiés de marginaux comme le street-art ou les graffiti, mais qui sont aujourd’hui largement acceptés par l’histoire de l’art ?


Ce qui les distingue est le fait de se considérer comme un artiste et de vouloir être exposé, vu, et vendre son travail. Par exemple, des artistes comme Jean-Michel Basquiat ont produit un art considéré comme marginal et éloigné de la norme. Ils créent cependant pour être vus et s’insèrent dans un milieu artistique, même marginal à l’époque. 

Ainsi, s’il peut y avoir parfois une connivence esthétique entre l’art brut et d’autres mouvements artistiques qualifiés eux aussi de marginaux, la différence sociologique demeure : l’auteur d’art brut ne se considère pas comme un artiste ; il est hors du système artistique et se fiche de ce qui est dit de ses œuvres, qui n’ont pour destinataire que lui-même, son propre regard, et qui sont produites pour sa propre satisfaction.

Le processus de création de l’auteur d’art brut semble contre-intuitif : pourquoi créer si l’on ne veut pas que son travail soit vu, soumis à la critique, et apprécié ?

Nous l’avons vu, cela réside tout d’abord dans les différentes finalités des œuvres produites : être reconnu, vu et vendre pour l’artiste, produire pour soi-même pour l’auteur d’art brut. Votre question en sous-entend une autre : quel est l’intérêt de produire pour soi-même ? L’auteur d’art brut devient un artiste par accident, parfois sans s’en rendre compte, et souvent à la suite d’une épreuve de la vie. La création est alors une sorte de catharsis pour lui ; elle permet de sublimer une souffrance. Cela explique pourquoi les œuvres d’art brut n’ont pas pour finalité première d’être vues ou de plaire à la critique ; ce n’est pas leur fonction. 

Là où l’artiste conventionnel a conscience de son statut d’artiste et sait qu’il crée, l’auteur d’art brut n’a souvent pas conscience de produire de l’art. 

N’y a-t-il pas une contradiction entre votre définition de l’art brut, un art qui n’a pas vocation à être montré, et le fait d’être à la tête d’un musée qui l’expose ? 

Dubuffet a élargi à l’époque la définition même de l’art en attestant que les productions qu’il a collectionnées dès 1945, produites par des autodidactes en marge du champ officiel de l’art, étaient des œuvres d’art à part entière, et leurs auteurs, des artistes.  Dès lors, il a souhaité les exposer au public, même si elles n’étaient pas à l’origine conçues pour être vues, afin d’éduquer aussi le public et faire  bouger les lignes! Exposer l’art brut au public est donc notre mission aussi en tant que musée qui abrite la collection d’origine de Dubuffet. 

Par ailleurs, depuis quelques années, d’autres musées non spécialisés dans ce domaine s’intéressent à l’art brut et veulent l’exposer. Nous avons donc beaucoup de sollicitations pour des prêts d’œuvres. Par exemple, la Biennale de Venise (une des manifestations d’art contemporain les plus importantes au monde, NDLR) a présenté en 2013 des travaux d’art brut dans son exposition thématique. Nous devons dès lors rechercher un équilibre : exposer en dehors de l’institution mère tout en restant le pôle de référence de l’art brut et tout en nous consacrant à nos missions : conserver, étudier et exposer les œuvres de notre collection, riche de 70 000 pièces. 

Comment mutent et évoluent les marges et les lieux de création de l’art brut ? Existe-t-il de nouveaux lieux de création ? D’anciens lieux ont-ils disparu ?

Oui, il y a des évolutions constantes. Par exemple, les hôpitaux psychiatriques ou les prisons ne sont plus aujourd’hui des lieux privilégiés pour la découverte de nouveaux auteurs. Plusieurs raisons expliquent cela. Tout d’abord, l’art-thérapie s’est grandement développée dans les hôpitaux psychiatriques. On a « institutionnalisé » la création artistique et fait disparaître la dynamique de création totalement libre et spontanée qui caractérise l’art brut. Ensuite, l’accroissement de la médication est venu inhiber le processus créatif de sorte que, là encore, le caractère spontané du processus de création a disparu.  

Aujourd’hui, l’art brut s’exprime dans de nouveaux lieux de la marginalité, auparavant inexplorés, comme les maisons de retraite. S’intéresser à l’art brut, c’est aussi s’intéresser aux mutations des marges de la société. 

Cet entretien est tiré du dernier numéro de la revue Limite dont le dossier Culture aborde le thème de l’art brut. Vous pouvez le trouver à la commande en ligne et en librairie à leur réouverture !

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