Ligne de crête ou bord de mer ? Cet été, Limite vous emmène dans chacune de ces deux destinations, avec un guide d’exception : Sylvain Tesson. Le célèbre aventurier nous a en effet accordé un passionnant entretien dans le dossier culture du n°11 consacré à la montagne, et, de son côté, Gaultier Bès l’a suivi jusqu’aux rivages de Troie…

Sylvain Tesson, Un été avec Homère, Équateurs France Inter, 2018, 253 pages, 14,50 euros.

 Notre Homère

Un été avec Homère n’est pas l’œuvre d’un érudit, mais d’un amoureux. J’ai honte de l’avouer, mais je n’ai jamais lu in extenso un seul des deux grands poèmes homériques. Leur abord n’est pas si facile. Le livre inspiré de Sylvain Tesson en offre une agréable introduction, qui donne envie de s’y plonger jusqu’au cou. L’auteur parle d’Achille, et surtout d’Ulysse, avec une tendresse touchante. On le sent habité par leurs aventures, vibrer à ces vieux récits tout neufs. La folie destructrice des hommes n’a rien d’archaïque, elle est désespérément nôtre.

            Chante, Déesse, l’ire d’Achille Péléiade,

            ire funeste, qui fit la douleur de la foule achéenne,

            précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches

            des guerriers, et livra leurs corps aux chiens en pâture,

            aux oiseaux en festin.

                       (Iliade,I, 1-5)

L’œuvre d’Homère est autant un hymne guerrier qu’une « chanson d’amour », affirme Tesson. En elle « chatoient la lumière, l’adhésion au monde, la tendresse pour les bêtes, la forêt [et la profondeur de l’amour humain !] – en un mot la douceur de la vie. » Avec verve, avec enthousiasme, Sylvain Tesson en révèle la sagesse et la poésie. Pour lui, Homère, « vieux compagnon d’aujourd’hui », « notre père » même, a sondé une fois pour toutes le cœur humain, capable du meilleur et du pire, tendu entre l’implacable destin et son irréductible liberté. Ainsi nous fait-il parcourir à vive allure les quinze mille vers de l’Iliade et les douze mille de l’Odyssées’efforçant d’en rendre, par delà les siècles, toute l’actualité. « Je crois à cela : l’invariabilité de l’homme. Les sociologues modernes se persuadent que l’homme est perfectible, que le progrès le bonifie, que la science l’améliore. Fadaises ! Le poème homérique est immarcescible, car l’homme, s’il a changé d’habit, est toujours le même personnage, mêmement misérable ou grandiose, mêmement médiocre ou sublime, casqué sur la plaine de Troie ou en train d’attendre l’autobus sur les lignes du siècle XXI. » En quelques fulgurances, Homère nous est rendu plus contemporain que bien des bavards médiatiques.

L’adhésion au monde

            Tout est beau dans ce qui se dévoile.

                       (Iliade, XXII, 73).

Pour son Eté avec Homère, Sylvain Tesson s’est installé dans un pigeonnier vénitien surplombant la mer Egée, sur une île des Cyclades, en Grèce. « Il faut séjourner sur un caillou pour comprendre l’inspiration d’un artiste aveugle, vieux nourrisson allaité de lumière, d’écume, de vent, explique Tesson. Le génie des lieux nourrit les hommes. Je crois à la perfusion de la géographie dans nos âmes. « Nous sommes les enfants de notre paysage », disait Lawrence Durrell. »

Tesson commence par là : Homère est un fils de la mer et de la lumière. Sa poésie naît « de la rencontre du génie des lieux et du génie d’un homme », qui sait en aspirer la quintessence. D’île en île, et de Troie à Ithaque, ses deux épopées puisent leur force dans les eaux faussement calmes de la Méditerranée :

            Et comment fuir l’abrupte mort

            si brusquement se lève une rafale

            de ce Notos, de ce hurlant Zéphire qui tant de fois

            disloquent les bateaux en dépit des dieux protecteurs !

                       (Odyssée, XII, 287-290)

Dans un chapitre intitulé « Consentir au monde », Tesson évoque ainsi le célèbre passage du bouclier d’Achille comme « la plus belle déclaration d’amour à la réalité ». Forgé par Héphaïstos, ce bouclier embrasse et résume tout ce qui est et coexiste : « Le chaud et le froid, la vie et la mort, la guerre et la paix, la campagne et la ville. » Ainsi, sur ce bouclier, se côtoient « lieu de pâture », où s’ébrouent des « brebis éclatantes », et « piste de danse » où des garçons aux « glaives d’or, fixés à d’argentines ceintures », et des filles « aux couronnes jolies », « se tenant l’un l’autre au poignet, se livraient à leurs danses » (Iliade, XVIII). Sur le bouclier d’Achille, arme de guerre du héros furibond, des scènes pastorales : le massacre n’aura pas le dernier mot. Tout est mêlé ici-bas – en témoigne la nostalgie d’Ulysse : « toute la douceur de la vie s’écoulait / avec ses larmes » (Odyssée, V, 118-120). Reste la beauté du monde, irréductible, la gratuité de l’existence, son abondance joyeuse, dont Ulysse témoigne éloquemment auprès des Phéaciens :

            Croyez-moi en effet, il n’est pas de meilleure vie

            que lorsque la gaieté règne dans tout le peuple,

            que les convives dans la salle écoutent le chanteur,

            assis en rang, les tables devant eux chargées

            de viandes et de pain, et l’échanson dans le cratère

            puisant le vin et le versant dans chaque coupe :

            voilà ce qui me semble être la chose la plus belle.

                       (Odyssée, IX, 5-11)

Quel hymne à la vie !

Et Tesson de conclure : « Nous jouissons de la lumière, périssons sur les mers, vivons des fruits de la terre, Homère le sait : nous sommes les disciples du sol. Il ne faut jamais l’oublier. Il faut rendre grâce à la vie de nous projeter dans l’enchantement du réel. » Si cet amour de la vie que l’écrivain-voyageur célèbre chez Homère est païen, vide de toute espérance surnaturelle, il n’est pas sans résonances chrétiennes.

 La chienne égareuse

Mais l’orgueil, sous son nom grec, menace la quiétude désirée : l’hubris est là, « chienne égareuse » tapie au cœur de l’homme, « malédiction de la démesure ». Les citations sont innombrables qui diagnostique cette « maladie psychiquement contagieuse ». Par cette furie nul n’est épargné. C’est Achille d’abord qui préviens son ami : « Ne va pas trop te laisser griser de tumulte et de guerre » (Iliade, XVI, 91). Patrocle, pourtant, « dépasse les bornes », Homère décrivant avec force détails sanglants « l’égarement de ce fou ». Il est finalement tué par Hector, désigné comme l’« ultime limite » (Iliade, XVI, 787), expression qui aurait pu, selon Tesson, « constituer le sous-titre » du poème. Mais Hector à son tour cède à l’hubris : « dépouillant Patrocle de l’armure d’Achille, il s’en revêt, sans rendre d’égards au cadavre ». Et Zeus le lui reproche avec véhémence d’avoir agi « contre l’ordre des choses ». Et de distant, Achille, en représailles, deviendra déchaîné. Non seulement il va massacrer d’innombrables Troyens avec ivresse, mais il va souiller le corps de leur champion, le traînant dans la poussière attaché à son char. Du scandale de cette profanation, l’Olympe résonnera. C’est Apollon qui parle :

            Dieux ! Vous voulez venir en aide au maudit Achille,

            qui ne possède ni cœur sensé ni pensée flexible

            dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage…

                       (Iliade, XXIV, 39-41)

Le Christ dira lui à Pierre : « Remets ton épée au fourreau, qui prend l’épée périra par l’épée »(Mathieu 26,52).

 Retour au foyer

Les courts chapitres du livre apportent autant d’éclairages parfois saisissants sur ce que cette œuvre antique peut nous dire aujourd’hui. Ainsi des fantasme post-humanistes : « Homère nous offre une conduite, celle d’un homme déployé dans un monde chatoyant et non pas augmenté sur une planète rétrécie. » Ainsi de l’impératif moral de l’hospitalité – Priam chez Achille, Ulysse chez les Phéaciens sont reçus avec les honneurs : « Mais, souligne Tesson, chez Homère, règne la mesure : on ne peut se prévaloir des vertus de l’accueil si on ne possède point le moyen de les assumer. Il ne faut jamais prendre l’expression des vertus grecques pour des intentions abstraites. Rien ne peut se payer uniquement de mots. » Avis à ceux qui se croient quittes du devoir d’hospitalité quand ils n’ont fait que laisser faire, laisser passer…

Mais les plus belles pages du livre, c’est à Ulysse qu’elle sont consacrées, à qui la gloire acquise sur les remparts fumants de Troie ne tourne pas la tête. Conscient de ses mérites, il n’oublie cependant pas qui il est, c’est-à-dire d’où il vient et où il va :

            Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses

            sont fameuses partout, et don la gloire touche au ciel.

            J’habite dans la claire Ithaque.

                       (Odyssée, IX, 19-21).

Dans la bouche de celui qui erra tant d’années à travers la Méditerranée, ce dernier vers est bouleversant. Sylvain Tesson sait en souligner la puissance, montrant comme l’Odyssée constitue un vibrant hommage à la fidélité familiale, à la « douceur du renouement », car « il n’est rien pour l’homme de plus doux / que sa patrie ou ses parents » (Odyssée, IX, 34-35). Télémaque recherchant son père à travers les mers, Pénélope déjouant les pièges de ses prétendants, Ulysse allant honorer son propre père, après avoir vaincu les usurpateurs et retrouvé les siens…Le chien Argos, même, exprime la grandeur de l’attachement. Ainsi Ulysse dit-il à Pénélope :

            Femme, nous sommes tous les deux rassasiés

            d’épreuves ; toi, tu attendais en pleurant mon retour,

            et moi, Zeus et les autres dieux me retenaient

            dans la souffrance, loin de la terre de mes rêves.

            Maintenant que nous avons retrouvé notre lit… […]

            … il me faut aller à mon verger

            pour voir mon noble père qui se ronge en mon absence.

En somme, Homère – je dois à Tesson cette découverte – n’est pas seulement le poète de la force, comme le suggérait Simone Weil, mais celui de la tendresse, de la douceur de vivre.

Laissons Achille conclure, avant que la furie ne le prenne à son tour :

            Puisse cette discorde périr chez les dieux, chez les hommes,

            et la colère qui rend mauvais le plus raisonnable,

            qui, plus douce encore que n’est le miel qui s’écoule,

            croît comme une fumée dans la poitrine des hommes.

                       (Iliade, XVIII, 107-110).