Ils se sont installés en 2004 avec un défi que beaucoup ne relevaient pas encore, celui d’une alternative agricole. Nous étions alors encore jeunes et inconscients, mais nous sommes empressés de rattraper le temps perdu et de rencontrer Charles et Perrine, installés en Haute-Normandie. À deux pas d’une abbaye millénaire, la ferme du Bec-Hellouin expérimente depuis une douzaine d’années différentes méthodes agricoles respectueuses de l’environnement et de l’homme. Entre innovation et tradition, au rythme de la nature, s’y invente l’agriculture de demain. Rencontre avec Charles Hervé-Guyer.

[juin 2017] Photographies et propos recueillis par Mayeul Jamin

Limite : La ferme du Bec Hellouin est désormais célèbre. Comment est né votre projet ?

Charles : Nous avons créé cette ferme d’abord pour notre famille, plutôt dans une perspective d’autonomie alimentaire. En 2006, nous avons franchi le pas de devenir « agriculteurs professionnels », entre guillemets puisqu’on n’y connaissait vraiment rien. Nous avons eu beaucoup de difficultés car le métier de maraîcher bio est un métier difficile et nous étions fort mal préparés. Ces difficultés nous ont amenés à chercher d’autres solutions. Notre intention première était de nous reconnecter à la terre, de vivre une relation très intime avec les plantes et les animaux, et nous ne nous retrouvions pas dans les modèles bio mécanisés qui existaient déjà en France. Nous sommes donc tout naturellement allés les chercher à l’étranger, en fouillant dans les courants d’agriculture naturelle et c’est comme ça que nous avons découvert les travaux d’Eliot Coleman aux États-Unis et la permaculture. Ça a été le début d’un voyage passionnant qui nous a amenés à découvrir aux quatre coins du monde beaucoup de réalisations admirables, dont nous nous sommes inspirés ici.

En fait, au Bec-Hellouin, nous avons cherché à faire une synthèse de bonnes pratiques éprouvées, à les faire tenir ensemble. Tout cela nous a menés à développer une approche qui veut prendre le meilleur de différentes traditions, principalement de formes d’agricultures préindustrielles. Nous cherchons également à prendre le meilleur de notre époque, puisque nos connaissances en biologie progressent énormément : nous sommes particulièrement interessés par la question des sols, de la biodiversité, etc. En prenant le meilleur du passé et le meilleur du présent, nous espérons arriver au meilleur pour l’avenir !

Limite : Comment définiriez-vous la permaculture ?

Charles : La permaculture est une source importante d’influence pour nous, mais contrairement à ce que beaucoup de gens croient, ce n’est pas un modèle agricole. C’est plutôt un système conceptuel qui nous propose de prendre la nature comme modèle pour nos installations humaines. C’est pour beaucoup une affaire d’agencement, de positionnement des différents éléments les uns par rapport aux autres. L’idée est de créer un système bouclé dans lequel on favorise les interactions entre les différents composants. Et ainsi de produire beaucoup avec peu d’énergie, peu d’intrants et peu ou pas de déchets. Pour nous, c’est un mode de pensée global qui permet de comprendre la ferme, mais nous avons vraiment pioché dans différentes méthodes pour forger la nôtre. Notre méthode repose sur quelques fondamentaux qui sont de cultiver très intensément une toute petite surface, de tout faire à la main et d’apporter un soin extrême aux sols et aux cultures.

Tout cela permet, dans un même mouvement, de récolter beaucoup sur une petite surface et de produire des aliments de haute qualité. En même temps, nous avons pu constater que ça faisait du bien à notre environnement parce que ça permettait de renaturer ce territoire et de favoriser un essor de la biodiversité. La ferme devient entre autres un puits de carbone, c’est-à-dire un réservoir qui capte et stocke le carbone atmosphérique. Accessoirement, cela permet aussi de créer de l’emploi et du lien social.

Limite : Vous dites souvent que vous pratiquez une agriculture intensive. Ce terme est pourtant généralement opposé au bio. Comment expliquer ce paradoxe ?

Charles : Pour nous, ce n’est pas une intensité d’intrants et de produits chimiques, mais une intensité de soins et d’attention. En travaillant à la main, on ne peut certes pas imiter le tracteur en préparant très vite une grande surface. Mais au bout de plusieurs années de réflexion, nous avons constaté que l’on pouvait faire manuellement tout un tas de choses que le tracteur ne peut pas. On peut ensuite produire énormément au mètre carré en densifiant les cultures, en les associant, en les étageant. Comme dans la nature finalement : il n’y a pas de monoculture à l’état sauvage, les végétaux poussent de manière dense, ils sont toujours mélangés, ce sont généralement des systèmes étagés qui ont une bien meilleure efficacité énergétique, parce que chaque rayon de soleil est capté par une feuille. Nous avons mené une étude avec l’INRA qui a prouvé que nous arrivions à produire en moyenne cinquante-cinq euros de légumes par an au mètre carré, contre trois ou quatre euros pour le maraîchage bio mécanisé. C’est une petite révolution, personne n’aurait cru cela possible, à commencer par nous ! Cette étude a démontré qu’il était possible, avec notre méthode, de produire autant de légumes par heure travaillée entièrement à la main que nos confrères avec un tracteur, et sur dix à douze fois moins de surface. Et avec moins de frais de fonctionnement puisque nous n’avons pas de gros équipements, pas de frais de maintenance, de carburant, d’assurance, etc.Tout cela nous montre la possibilité d’une agriculture complètement différente du modèle dominant, et qui n’a même plus grand-chose à voir avec l’agriculture bio mécanisée.

Limite : Comment conciliez-vous pratiques ancestrales et modernité ? Quels critères pour un juste équilibre ?

Charles : Il y a des gens qui aiment les trucs high tech, ça les fait saliver. Moi, pas du tout. Je n’aime pas les systèmes compliqués. Il y a également un côté esthétique : je n’aime pas vraiment les matériaux modernes que je trouve froids et inertes. Je suis très sensible au fait de pouvoir tirer profit des ressources biologiques locales : le bois, la terre, le cuir, tout ce que la nature nous offre ! Nous venons de construire une grange avec des techniques médiévales : la charpente a été taillée à la hache, etc. Bien sûr, ça demande du temps de main-d’œuvre, mais c’était un moyen de se faire plaisir, de déstresser en tapant à grands coups de hache ! (rires) Et puis il y a aussi la fierté d’acquérir de nouvelles compétences, de voir que l’on est « capable de », que l’on n’est pas juste un petit maillon dans une immense chaîne et que l’on est en mesure de subvenir à nos besoins essentiels, de construire nos bâtiments, de faire nos outils, de produire notre nourriture, etc. Ça contribue au sentiment de dignité que peut avoir un être humain, à la réalisation de notre potentiel.

Également, on découvre qu’il y a une efficacité totalement insoupçonnée dans ces formes de techniques préindustrielles. J’ai beaucoup d’admiration pour le savoir des artisans ! Notre époque est dans une sorte de culte du progrès, de fuite en avant qui nous fait penser que tout ce qui nous vient du passé est ringard, dépassé, plus du tout efficient à notre temps. Et nous justement, nous démontrons exactement le contraire : notre production agricole est faite avec des outils extrêmement simples, pas coûteux, mais remarquablement efficaces. Ce n’est pas parce que c’est manuel et peu coûteux que c’est inefficace ! A côté de ça, nous avons un bon appareil photo, de bons ordinateurs, j’ai un smartphone : ce n’est pas non plus le retour au Moyen-Âge.

Limite : Mais vous saurez vous en passer le jour où ça ne pourra plus fonctionner.

Charles : Exactement ! Si le système contemporain venait à s’effondrer, nous serions en effet capables de continuer à nourrir la communauté locale. C’est une de nos aspirations : être une ferme résiliente. Cet état d’esprit-là m’a été directement inspiré par mon ancienne vie de marin : j’avais un bateau tout en bois, classé monument historique, qui était d’une suprême efficacité ! Nous avons fait le tour du monde avec, et ça marchait vraiment bien, c’était un outil de travail de toute beauté, solide et rustique. On pouvait à peu près tout réparer par nous-même. Nous l’avons sophistiqué avec des outils modernes (dessalinisateur, moyens de communication, groupe électrogène), mais ça tombait tout le temps en panne ! A la fin, pendant notre tour du monde, j’avais trois marins qui passaient une grosse partie de leur temps à réparer les trucs modernes, alors que le bateau en lui-même, qui avait quasiment soixante ans, ne posait aucun souci.

Limite : La logique du monde semble s’opposer à cette logique de retour aux sources de la paysannerie. Comment votre démarche est-elle accueillie par les pouvoirs publics ?

Charles : Nous ne nous positionnons pas contre la société, nous ne sommes contre personne ! Notre moteur a été de suivre notre rêve, j’aime bien dire que nous sommes des rêveurs pragmatiques. Même si globalement, ce modèle de civilisation nous déplaît profondément, nous en faisons partie, nous sommes les enfants du XXIe siècle et de cette société- là. Et nous profitons aussi de ses bons côtés. Je pense que ce positionnement a contribué au fait que ce que nous testons ici a été très bien accueilli dans l’ensemble. Nous avons donc été agréablement surpris par la capacité d’accueil de nos institutions, qui a été extrêmement rapide. Par exemple, au sein de l’INRA, les conclusions de l’étude faite ici ont été accueillies très favorablement et font bouger les choses en interne. Également au sein du Ministère de l’Agriculture, ils ont décidé d’enseigner la permaculture à titre optionnel à partir de la rentrée 2017. Ce qu’on voit de manière plus large, c’est que les vieux modèles ont du plomb dans l’aile, il faut donc bien inventer des alternatives qui marchent. Les institutions ont leur propre rythme, elles sont rarement visionnaires, mais les porteurs de projets et les citoyens peuvent s’emparer de ces sujets et les amener à bouger. Dès que ça devient un phénomène statistiquement signifiant, elles sont bien obligées d’en tenir compte et de suivre le mouvement.

Limite : Vous êtes chrétiens, catholiques. Votre démarche est-elle également spirituelle ?

Charles : Chercher à préserver la vie et la beauté – qui est essentielle –, mettre en avant des valeurs de solidarité, tout cela est éminemment spirituel ! Mais ce n’est pas le propre d’une religion. Nous, nous sommes chrétiens, mais nous sommes également nourris par d’autres formes de spiritualité qui enrichissent cette approche-là. J’ai par exemple passé quinze ans de ma vie à l’école des peuples premiers, qui ont une forme de spiritualité très présente, totalement axée sur le sentiment que tout est Un, que la vie est Une.
Il y a un principe de Vie, avec un grand V, que l’on peut qualifier de divin si on est croyant. Ce principe de Vie est présent dans ce petit oiseau que je vois là, dans les plantes, partout ! Si on porte atteinte à la planète, on porte atteinte à cette unité du vivant et du coup, par effet rétroactif, à l’être humain.

Limite : L’être humain a une place particulière dans la création, peut-être aussi parce qu’il est l’interface entre le monde de la matière et le monde spirituel, ce qui ne doit pas le pousser à l’esprit de domination

Charles : Je crois que le christianisme est en train de revisiter sa posture vis-à-vis du reste du monde vivant, parce qu’on avait trop mis l’homme sur un piédestal, le reste de la création était presque une sorte de chose livrée à la convoitise des êtres humains. Nous n’avions pas forcément perçu cette unicité de la vie, nous nous croyions supérieurs. Du coup, nous saccagions sans trop d’état d’âme le reste du monde vivant. Je crois que l’encyclique du Pape François marque une étape importante dans la pensée écologique chrétienne, notamment quand il parle de notre « Maison Commune ». Nous ne sommes pas supérieurs, nous avons une forme de conscience différente de celle des plantes et des animaux, pourtant ce pouvoir qui est le propre de l’être humain ne doit pas nous autoriser à être des super- prédateurs qui ravagent tout, mais nous inviter plutôt à transformer ce pouvoir en service, à prendre soin des plantes et des animaux. Et ça les peuples premiers l’ont complètement perçu, les Amérindiens par exemple l’expriment extrêmement bien ! L’être humain a une place particulière dans la création, peut-être aussi parce qu’il est l’interface entre le monde de la matière et le monde spirituel, ce qui ne doit pas le pousser à l’esprit de domination. Ces spiritualités amérindiennes mettent vraiment l’accent là-dessus, c’est au cœur de leur pensée, et ça m’a toujours énormément parlé ! Je me réjouis donc énormément de voir que le monde chrétien, et notamment catholique, s’empare de cette question : mieux vaut tard que jamais. Mais nous devons faire preuve d’humilité parce que nous avons beaucoup de retard.

Si on bousille la seule planète vivante connue, on génère beaucoup de souffrance chez les êtres humains. On ne peut pas dissocier la charité faite à travers tout un tas d’œuvres chrétiennes admirables sur le terrain de la solidarité, de l’aide aux plus démunis, de la solidarité envers tous les êtres vivants. Il est inutile de soigner les êtres humains si on saccage les terres arables, les ressources en eau potable, etc. C’est ça qui envoie les paysans pauvres dans les bidonvilles ! Tous les grands bidonvilles de la planète sont peuplés de paysans qui ont été chassés de leurs terres. La question de l’écologie, l’option préférentielle pour les pauvres, le Pape François est très visionnaire quand il les réunit dans son encyclique Laudato Si’ : on ne peut plus dire « je fais l’un, mais pas l’autre ». Il faut que nous ayons une vision plus holistique.

Encore une fois, nous n’avons pas un tempérament militant, et c’est vrai ici aussi. Nous n’avons donc jamais particulièrement cherché à convertir le monde catholique à l’écologie. Pour autant, nous sommes ravis de pouvoir apporter notre pierre à l’édifice quand on vient nous chercher. Nous observons ces derniers temps un regain d’attention à la question écologique dans les monastères et les communautés chrétiennes. Récemment, il y a eu un rassemblement de certaines de celles-ci au Bec Hellouin et nous avons été heureux de pouvoir apporter notre expérience.

Limite : Vous avez quatre enfants. Comment cette vie est- elle compatible avec une vie de famille ? Permet- elle d’assurer les besoins élémentaires (logement, nourriture, santé, études, etc.) ?

Charles : C’est une vraie question et elle n’est pas à prendre à la légère. Pour nous, cela a été particulièrement difficile, et ça l’est toujours. Pendant nos cinq premières années, nous n’avons rien gagné, c’était un vrai saut dans le vide. Je crois beaucoup en la Providence : si on accepte de courir des risques pour quelque chose de juste, les moyens finissent toujours par arriver. Le manque d’argent ne devrait jamais être une raison suffisante pour renoncer, parce que quand on s’engage du fond de ses tripes pour quelque chose, tout finit par se débloquer. L’énergie qu’on émet modifie le monde autour de nous, si on est dans le don et qu’on s’engage pour le bien commun, il y a toujours une réponse de l’univers. Bien sûr, cette réponse n’empêche pas les galères, nous en avons eu des milliers, parfois très graves ! Mais ce que j’avais déjà remarqué sur mon bateau, c’est qu’à chaque fois qu’on est au bord du gouffre, prêts à couler, la réponse et les moyens arrivent. Le problème, c’est que ça survient toujours au dernier moment ! Je me souviens d’un week-end où nous étions en train de construire notre centre de formation, qui coûtait bien plus cher que prévu puisque nous voulions qu’il soit fort beau. Le samedi matin, j’ai dit à ma femme, Perrine : « si on ne trouve pas 100 000 euros ce week-end, on coule… ». Le matin même, les 100 000 euros sont arrivés ! Et des exemples comme celui-ci, j’en ai à la pelle. Donc nous avons eu beaucoup de difficultés, mais nous n’avons pas coulé.

Le plus difficile pour nous, c’est la sur-sollicitation permanente, qui nous épuise et peut même parfois nuire à notre santé, qui fait que nous sommes nerveux, stressés et donc facilement irritables. Et le problème, c’est que ce sont nos enfants qui risquent de trinquer. Mais à côté de ça, ils vivent dans un bel environnement, ils ont tout un tas d’opportunités géniales autour d’eux, et l’engagement que nous portons en faveur du monde de demain, nous le faisons en pensant à eux ! Ce qu’il faut, c’est être en permanence dans une recherche d’équilibre où notre engagement pour l’intérêt général ne va pas nous mener à sacrifier nos propres enfants. Les enfants ne doivent jamais être les laissés-pour-compte des engagements de leurs parents, aussi nobles soient-ils. C’est malheureusement trop souvent le cas, j’espère que nous avons réussi ici à éviter tant bien que mal cet écueil.

Limite : Que diriez-vous à un jeune qui réfléchit à se lancer dans la paysannerie aujourd’hui ?

Charles : On n’a qu’une seule vie et elle passe très vite ! Il faut réaliser nos rêves ! Ce qui me frappe, c’est que j’ai toujours cherché à réaliser mes rêves et que finalement quelque part, ça m’a réussi. Parce que mon expérience de bateau-école qui a duré vingt-deux ans, c’était un rêve de gosse pour moi : partir à la découverte des peuples du monde sur un bateau, ça a été une aventure extraordinaire aussi pour beaucoup de gens. Et puis ensuite ce rêve de devenir paysan, ça a pu aussi apporter une contribution. Donc quelque part, si on se réalise en poursuivant ses rêves, on peut apporter sa contribution au monde ! Alors que si on s’obligeait à être dans une boite qui ne nous correspond pas, à faire le deuil de nos aspirations les plus profondes et les plus belles, serait-on en capacité d’apporter une contribution ? Je ne pense pas.

Chacun de nous a une espèce de niche écologique qui lui est propre, et il faut tout faire pour être dans la bonne niche, parce que c’est là qu’on sera vraiment efficace et en capacité de donner davantage.

Après, il faut faire les choses le plus sérieusement possible ! Sur mon bateau, je disais toujours à l’équipage : « On va le plus loin possible, mais on ne va pas n’importe où ni n’importe comment. ». On le fait aussi à la ferme et je crois que c’est ce qui fait que ça marche. J’avais un deuxième petit adage pour accompagner le premier : « Plus le projet est fou, plus il faut le réaliser sérieusement ! ». C’est également ce qu’on cherche à faire ici : c’est un délire, cette ferme, nous sommes donc ultra-rigoureux au quotidien. On tient les deux pôles de l’équation.

Limite : Vous disiez que le système permacole permettait à la nature de se substituer à l’homme en lui évi- tant certaines interventions. Pourtant, vous dites travailler énormément, et parfois même trop. N’y a-t-il pas une certaine contradiction ?

Charles : Tu mets là le doigt sur un vrai sujet, qui est souvent à mon avis mal compris. Beaucoup de permaculteurs rêvent de ne pas travailler beaucoup. Un gars est arrivé ici l’autre jour et nous a dit : « Mon rêve, c’est de travailler le moins possible. ». Je lui ai répondu : « Je crois que tu t’es trompé d’adresse ! ». (rires) Les paysans ont toujours travaillé beaucoup. Il y a un paradoxe qui repose notamment sur l’œuvre de Masanobu Fukuoka, ce japonais qui a écrit ce livre magnifique, La révolution d’un seul brin de paille. Ce gars- là parlait de l’agriculture du « non-agir », les gens en ont du coup déduit qu’en laissant faire la nature, on pouvait
ne pas travailler beaucoup. Ça ne mène qu’à des échecs ! Et ceux qui ont connu Fukuoka disent que c’était en fait quelqu’un qui travaillait beaucoup. Pour moi, l’agriculture du « non-agir », c’est plus une question de positionnement intérieur : c’est chercher à être aligné dans un rapport juste avec le monde vivant, respectueux de toutes ces interactions multiples dont la plupart nous échappent, dans un bon positionnement par rapport à toutes ces forces qui sont à l’œuvre. Ce positionnement juste va modifier les énergies autour de nous et rendre possible tout un tas de choses. Ça ne veut pas dire qu’on ne travaille pas.

La permaculture a souvent été décrédibilisée dans le monde agricole parce que les gens se contentaient de jeter des poignées de graines dans la nature en disant que ça allait faire un jardin naturel. Mais non ! Parce que la nature produit des plantes sauvages, et nos légumes ne sont plus du tout des plantes sauvages. Après, ce qui fait également que nous travaillons beaucoup ici, c’est tout ce qu’il y a autour de la production agricole. Tous les permaculteurs n’ont pas ces contraintes supplémentaires.

Limite : Votre pire souvenir ?

Charles : Le pire souvenir, c’est quand ma femme était désespérée, en grande souffrance, voire malade à cause de la surcharge. Parce que c’est un peu moi qui l’ai embarquée dans cette aventure et elle m’en a beaucoup voulu. Donc ce furent ces années de tension, y compris au sein de la famille, parce que c’était moralement trop difficile.

Limite : Et le meilleur ?

Charles : Et le meilleur… Par exemple hier, quand je voyais Fénoua, ma petite dernière, qui nageait dans la rivière – qui n’est pas très chaude en avril – une bonne partie de l’après-midi, qui jouait sur la plage. Et la veille, quand nous avions été pécher ensemble des poissons dans une mare pour les relâcher dans un nouvel étang que nous venons de créer. Là, je me disais en moi-même : « J’ai tellement rêvé de vivre comme un indien, mais en Normandie, dans notre société. » C’est-à-dire être intimement connecté à la nature, sans se couper du monde contemporain. Et quand je regardais ma petite Fénoua, je revoyais ces images des indiens chez qui j’ai beaucoup été en Guyane française, la joie et la liberté de ces enfants dans la nature. Et je me disais : « On n’est pas dans les rapides de Guyane, mais on est dans les mini-rapides du Bec Hellouin et ma fille, tout en vivant une scolarité normale – et brillante par ailleurs – et en allant sur Internet, à la chance de vivre cette connexion à la nature ! ». C’est la plus belle récompense que je puisse avoir !