Psychanalyste et médecin de formation, Fabienne Kraemer est passionnée par le couple. Elle a publié plusieurs livres sur cette thématique. Lucide sur les difficultés de l’engagement amoureux de nos jours, elle mêle à cette vision une sensibilité fortement écologiste allant même jusqu’à comparer l’état de l’amour dans notre société occidentale à celui de la Terre. Pure parisienne, elle a tout plaqué il y a huit ans pour s’installer dans le sud de la France, dans un village authentique près d’Arles. Nous sommes allés à sa rencontre, le temps d’un déjeuner et d’une balade ensoleillée dans les Alpilles.

Pourquoi vous êtes-vous intéressées à cette notion de l’engagement amoureux ?

C’est très lié à mon histoire personnelle. Je suis d’une longue lignée de femmes divorcées et j’ai été marquée par ces histoires-là. Quand j’ai moi-même divorcé au bout de 21 ans de mariage, cet échec-là m’a rendu très malheureuse. En devenant psychanalyste, je me suis rendue compte que seul ce sujet m’intéressait. A travers ce que j’observe avec mes patients et à travers le témoignage de mes enfants, j’ai constaté qu’il y avait toute une génération qui n’était même pas sûre de finir en couple. J’ai donc écrit mon livre « Solo, no solo. Quel avenir pour l’amour ? » sur l’idée que la génération Y (ou également appelée Millennials) est pris dans le monde des images, coincé par Internet et les applications de rencontres. A la suite de ce travail de compréhension, j’ai voulu proposer des solutions à travers un autre livre « 21 clés pour l’amour slow ». C’est dans ce livre que j’établis un parallèle entre l’écologie environnementale et l’écologie de la relation affective. Cette société qui s’essouffle sentimentalement, est-ce qu’elle ne vivrait pas les mêmes termes que la collapsologie ? Est-ce qu’on ne ferait pas face à celle du désir ? Sur ce sujet-là, le dernier livre de Michel Houellebecq, « Sérotine » m’a profondément marqué, c’est un livre visionnaire. Houellebecq met en scène exactement ce que je dis : la collapsologie du désir. L’humain n’a plus envie de rien à cause de tout ce qu’il a consommé, on l’a gavé. Pour moi, nous allons clairement dans cette direction.

Dans vos écrits, vous attestez que les jeunes générations traversent une crise de l’engagement. On constate une hausse significative du nombre de célibataires en quelques décennies, l’augmentation toujours plus constante de divorces, surtout après les cinq premières années de mariage, le premier enfant qui se conçoit de plus en plus tard… Pour vous, l’une des causes essentielles à cette crise serait notre société de consommation…

L’engagement passe par l’acceptation et la génération de la frustration. Or, il y a toute une génération qui a été élevée en entendant « jouissez sans entraves, profitez, soyez vous-même », etc… Les générations précédentes – leur parent – ont cru que c’était la solution. Le corollaire du couple c’est pourtant qu’il faut apprendre à gérer la frustration, faire des compromis, apprendre à connaître l’autre. Du coup, comme ils ont eu la consommation facile, ils n’ont pas envie de se contraindre. Avant on se séparait pour des violences conjugales, parce qu’on ne s’entendait plus ou parce que l’un des deux est allé voir ailleurs. Aujourd’hui, quand on demande aux gens pourquoi ils se séparent, ils répondent qu’ils s’ennuient : « c’est la routine ». Mais la routine c’est inhérent à la vie ! Mes grands-parents, qui étaient dans un bonheur absolu, c’était le culte de la routine, la beauté de la routine. Avoir peur de la routine c’est avoir peur de la vie. D’autant plus que nous allons vivre de plus en plus vieux donc il va falloir faire face. Il faut habiter notre routine. En réalité, l’entrave est inhérente au désir et à la jouissance mais plus personne n’a envie de tramer quoique ce soit. Dans une société marchande telle que la nôtre, renoncer à l’idée de tous les autre pour le choix d’un seul relève de l’incongru. Les gens ont peur, en s’engageant avec une personne, de perdre des choses, de passer à côté d’expériences, on se trouve dans une logique où l’on veut profiter de tout. Par ailleurs, cette idée qu’en consommant on va réduire tous nos problèmes, qu’on souffrira moins, est totalement illusoire. Je le vois à travers les consultations en tant que psychanalyste, que vous soyez riche ou pauvre, le degré de malheur ou de bonheur est le même. La possession n’a jamais rendu individuellement plus heureux que la non possession, on est complètement à côté de la plaque. Notre société a juste réussi à mettre au monde des individus qui ne savent plus aimer, qui ne savent plus s’attacher, qui ne sont plus capables de se désirer. Prenez cet exemple frappant, dans les années 80 le nombre de rapports sexuels pour un couple en moyenne par mois était de sept, aujourd’hui il est de quatre.

Cette crise de l’engagement est-elle subie par les jeunes générations ou sont-ils acteurs de cette transformation ?

Il faut se rendre compte que maintenant, les individus paient pour rencontrer quelqu’un. Prenez les applications de rencontre, elles sont construites sur un chemin de consommation. Globalement elles n’ont aucun intérêt à ce que vous rencontriez quelqu’un car leur système économique est basé sur le nombre d’abonnés. Même s’ils n’ont pas d’intentions mauvaises au départ, ils sont dans un système économique qui génère de la perversion dans la relation amoureuse. Au fond, les gens veulent l’amour, le vrai, le grand, le durable. Ils souffrent, ils ont envie de ça. Ce n’est pas volontaire. Mais pour autant on ne met rien en oeuvre pour que l’amour soit durable. On nous apprend depuis toujours à travers les dessins animés, les séries et les films à l’eau de rose que l’amour doit être spontané, naturel, sans effort, que l’on doit être amoureux toute notre vie. Alors que ce n’est pas ça l’amour ! Le couple s’est calé sur cette idée de consommation. Pour évoluer il faut passer par des actes, il faut retrousser ses manches et s’y atteler. La société prône des schémas qui ne vont absolument pas dans le bon sens. Je me suis beaucoup intéressée au phénomène de la série Friends. Quand on demande aux filles qui elles aimeraient être dans la série, elles répondent en majorité Rachel. Rachel, la fille qui a tout raté. Qui se marie parce qu’elle est bourrée, qui fait un enfant parce qu’elle est bourrée, incapable de dire à un homme qu’elle l’aime, qui enchaîne les relations éphémères. Par contre Monica et Chandler, en couple pendant des années, avec leur quotidien, leurs habitudes, ça ne fait rêver personne. Sauf qu’ils font l’amour souvent, sont les meilleurs amis du monde, ont plein de projets et ne se séparent pas quand elle ne peut pas avoir d’enfants. J’ai trouvé cette série extrêmement symptomatique de ce qui se passe aujourd’hui et je pense qu’il y a pas mal de gens qui ont été biberonné à cette image-là. La société de consommation a tué toute imagination et ne permet d’imaginer que ce qui est proposé en magasin. Nous n’avons jamais été aussi homogame (le fait d’avoir un conjoint appartenant au même groupe social que le sien) que maintenant, alors que nous avons des applications qui nous offrent le monde entier. On devrait voir flamber la mixité, mais on préfère chercher quelqu’un qui nous ressemble car cela procure un sentiment sécurisant. L’individualisme est aussi un des symptômes de cette crise de l’engagement. On entend partout qu’il faut se réaliser seul avant d’être à deux, qu’il faut réussir professionnellement, qu’il ne faut surtout pas faire de compromis pour autrui sous peine d’avoir raté sa vie. Cette vision n’a aucun sens profond, sinon celle qui nous encourage à devenir de bons petits soldats du grand capital.  Je pense, au contraire, qu’on n’est jamais autant soi-même qu’à travers l’autre. Il y a aussi un élément intéressant à souligner : être célibataire aujourd’hui n’est plus autant craint qu’auparavant. Le célibat est vécu positivement, la personne a une vie sociale riche, est libre et autonome et symbolise en fin de compte une sorte d’aboutissement réussi de la quête d’individualisme prônée par la société.

S’engager a-t-il toujours un sens de nos jours ?

Pour moi, l’engagement a un sens oui, c’est celui de la persévérance. Pour les jeunes générations, c’est plus difficile qu’autrefois. Avant il y avait un schéma ancré pour s’engager : fonder une famille. Aujourd’hui, ce n’est plus forcément lié à ça, les jeunes se demandent à juste titre « à quoi bon persévérer, à quoi bon souffrir par plaisir ». Je comprends les générations qui ont assisté au divorce de leur parent, il y a un désenchantement par rapport au projet de vie, il n’y a plus vraiment de fascination amoureuse. C’est pour cela qu’il faut sortir de nouveaux discours et expliquer que c’est aussi un projet non pas individuel mais un projet de société. Nous ne sommes plus capables de faire de la place dans notre intimité à un autre, et si on ne va plus à l’école de l’altérité, on devient totalement individualiste. Si on veut sauver l’humain, il faut sauver le couple et trouver du sens, cela passe par l’engagement, j’en suis persuadée. Il faut s’axer sur le couple durable et en finir avec cette obsolescence programmée du couple qui est à l’œuvre. Dans notre société actuelle, le couple parental et le couple amoureux se sont séparés. Avec la Procréation Médicalement Assistée, qui va forcément advenir, le couple ne trouvera plus sa raison d’être dans la procréation et cela peut être une bonne chose. Il faut alors qu’il trouve une autre raison d’être. Son sens découle de l’altérité, c’est mon intuition, si on réfléchit c’est le seul moment dans notre vie où on est amené à faire une place au plus proche de nous, dans l’interpénétrabilité, à quelqu’un qui nous est consciemment étranger, de même sexe ou non d’ailleurs, car l’altérité reste présente même pour un couple homosexuel. Il n’y a que dans la relation amoureuse où on fait de la place à quelqu’un qui n’a pas la même histoire, qui n’a pas les mêmes origines et qui n’a pas les mêmes gènes. Je ne vois pas d’autres exercices aussi intéressant en dehors de celui-là. Le couple c’est l’altérité, si on ne défend pas ça, petit à petit, on génère des individus qui se retrouvent avec la peur de l’autre. Il faut prendre des risques dans la vie, si on n’en prend plus, on est anesthésié. Certes, on souffre moins, mais on aime moins aussi.

Vous mettez en évidence un parallèle prenant entre la crise amoureuse et la crise écologique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’amour est une course parallèle à l’écologie. Les relations affectives souffrent exactement des mêmes maux que l’environnement, c’est-à-dire de la consommation excessive et de l’accélération. Trop de consommation, trop de rapidité épuise le terreau affectif. Je pense que l’amour doit sauver la planète, c’est l’idée que je défends. Je dis toujours que j’œuvre pour le développement durable de l’amour et contre l’obsolescence programmée des couples. Les gens vivent dans un monde de plus en plus virtuel et échappent à la réalité, à la réalité des moments simples : avoir du soleil sur la peau, être ébloui, sentir les choses.. Sauver la planète, ça passera par un retour à l’ancrage, par mettre les mains dans la terre. De même pour le couple, il faut retrouver de l’ancrage dans sa relation, se coller à l’autre, respirer son odeur, savoir ce que c’est qu’un corps. Dans une société aussi individualiste que la nôtre, il est grand temps de se dire que nous devons sauver notre couple. Au même titre que nous devons sauver notre Terre.

Propos recueillis par Clémence Barral

A LIRE « Solo, no solo. Quel avenir pour l’amour ? » et « 21 clés pour l’amour slow ».

 

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