La consommation de masse nous administre un sérum qui, en apparence, guérit le plus grand de nos maux : l’incomplétude. Mais ce faisant, elle abolit le désir, et nous prive de cette nécessité de l’appel qui fonde notre relation aux autres, et la société toute entière.

Le sens de l’appel

Le parent parfait appartient à la mythologie de notre époque. En consultation, un psychologue est souvent confronté à la question de la frustration : Quand dire non ? Comment le dire ?… Les parents éprouvent de plus en plus de difficultés à se positionner face aux injonctions de leur progéniture. Comment combler l’enfant ? Qu’est-ce qu’être un bon parent ? se demandent-ils, toujours plus angoissés. « Je ne veux pas qu’il pleure, ça me fait mal », précisait une maman. De fait, le manque exprimé à grands cris par l’enfant vient redire aux parents qu’ils partagent aussi cette condition d’individus manquants.

On le sait, les dernières décennies du XXe siècle ont été marquées par une volonté d’affranchissement des grands marqueurs de transmission intergénérationnels. Disqualifiés, ces legs encombrants se sont vus de plus en plus concurrencés par des interactions ludiques et matérielles, les grand-parents jouant plus le rôle de baby-sitters que de témoins, de partenaires que de passeurs. Comme si le divertissement se substituait à l’héritage. Le partage de l’expérience parentale a eu en outre tendance à se réduire à des échanges de procédés techniques : quels produits acheter, comment bien nourrir bébé…

Dans ce contexte, tout le travail du psychologue sensibilisé à l’approche analytique sera, non pas transformer les parents en experts ou en pères fouettards, mais de faire entendre le sens de l’appel. Au lieu de jouer aux techniciens de l’éducation, les thérapeutes se doivent plutôt d’encourager les jeunes parents à être attentifs à ce que leur indiquent leur enfants par ses cris ou ses pleurs. Cet appel fait en effet partie de la vie psychique de l’enfant. Il fonde son rapport au monde, et aux autres. « L’enfant sain crie par nécessité, besoin, désir, joie, peine parfois, mais sans crispation. L’adulte expérimenté sait très bien faire la distinction entre ce cri sain, sthénique, non angoissé, non crispé, non douloureux, exprimant les besoins de vie (besoin d’être changé, de boire, de manger, demande de compagnie, d’être pris dans les bras) et le cri de souffrance », expliquait Françoise Dolto en 1948.

L’homme crie, Dieu écoute

Au delà du champ psychanalytique, les textes bibliques nous permettent aussi de comprendre la grande importance de cet appel. Le chofar, instrument à vent fabriqué avec la corne d’un bélier, a un grand rôle dans la tradition juive. Souvent traduit par « trompette » ou « cor », le chofar appelle, alerte, manifeste et célèbre la transcendance. Ainsi les prophètes sont-ils comme des chofars prévenant le peuple d’un danger mortel : « Si quelqu’un entend le son du cor, et qu’il ne tienne pas compte de l’avertissement, l’épée viendra et l’emportera », lit-on dans le Livre d’Ezékiel (33, 4). Le chofar, qui rappelle aussi le bélier sacrifié par Abraham à la place  d’Isaac, est utilisé par les Hébreux pour faire tomber les murs de Jéricho, ou encore lorsque le roi David accompagne l’arche en procession. Il exprime la nécessité d’appeler l’autre de manière sonore. « Bienheureux le peuple qui connaît le Son du shofar ! Ils marchent, ô Éternel, à la lumière de ta face ! »(psaume 89, verset 16).

Nombreux sont les psaumes qui viennent aussi souligner l’importance du cri comme fondement de la relation à Yahvé : « A Yahvé mon cri ! J’implore » (psaume 142) ; « Yahvé, écoute ma prière, prête l’oreille à mes supplications » (psaume 143) ; « Yahvé, je t’appelle, accours vers moi, écoute ma voix qui t’appelle » (psaume 141), etc. Yahvé, c’est cet autre primordial, qu’on implore et supplie, quitte à lui casser les oreilles. La prière, souvent, commence par un cri : elle manifeste un manque. Mais le Dieu de la Bible n’est pas n’est pas le bon génie d’Aladin ! Il n’apparaît pas lorsque l’on frotte la lampe, il ne réalise pas de vœux. Il écoute.

Le désir, ça se travaille

En criant, en appelant, le petit va entrer dans les prémisses du langage et par la suite se structurer. Dans la vie spirituelle comme dans la vie psychique, le cri est une condition d’existence. Les professionnels de la santé qui œuvrent dans les services de maternité le savent trop bien : c’est un signe de vie.

L’appel signe l’absence de l’autre. Quand ni maman ni papa ne sont là, l’enfant recourt à la sublimation. Ce processus lui permet de se saisir du manque et de comprendre ses propres limites. La création artistique en témoigne : c’est la disparition brutale de Léopoldine qui inspire à Hugo ses Contemplations ; c’est après la mort de sa mère et de sa sœur que Munch peint son célèbre Cri ; Fauré compose son splendide Requiemquelques jours après le décès de sa mère… L’idée n’est pas de défendre une position masochiste, de savourer le deuil et la mortification, mais de comprendre que la perte, le manque sont des constituants de la vie psychique humaine.

Le désir peut naître quand on a fait l’expérience du manque, et qu’on a intégré la notion de temps. Qui désire n’est plus assujetti au présent. Avant de parvenir au désir comme construction, l’enfant passe par la pulsion supportée par le corps, cet état d’excitation aspirant à un apaisement immédiat, comme Freud la définit dans Pulsions et destins des Pulsions. C’est à partir de la pulsion que nous échafaudons le désir. Encore faut-il ne pas l’assouvir immédiatement.

« Nous avons tout ce qu’il vous faut ! »

Dans notre vie intérieure, appeler, crier, n’est jamais un doux souvenir. C’est un traumatisme originel qui manifeste notre dépendance relationnelle. C’est pourquoi

les grandes enseignes cherchent sans relâche à masquer ce manque propre à la condition humaine. Lorsque l’on travaille la relation parents/enfant, on constate combien le modèle économique, le rapport aux objets, influence inévitablement les échanges familiaux. Mais non, consommer, ce n’est pas consoler !

« What else ? », « Impossible is nothing », « C’est tout ce que j’aime »… Les slogans publicitaires s’efforcent de nous faire croire que nous pourrions être comblés, échapper au sentiment de frustration qu’ils ne cessent pourtant de susciter en nous. La pulsion immédiatement satisfaite ne requiert plus aucune patience. Vous n’avez plus rien à espérer, nous avons tout ce qu’il vous faut. Inutile d’appeler, vous n’avez plus besoin de personne (en Harley Davidson) ! L’Autre est obsolète, à vous seul, vous incarnez le « Think different » et vous vous « réinventez chaque jour ». « Parce que vous le valez bien ». « Elle est pas belle la vie ? »

Dans l’affaire, il y a un vrai risque pour l’ex-tyran du berceau devenu sujet désirant. Capitaliser les satisfactions partielles, en effet, ce n’est pas désirer. Le développement du petit-d’homme est certes fait de satisfactions, mais aussi d’expériences déplaisantes. Sans quoi, c’est un nouveau mode de croyance régressif selon lequel, le manque, les bobos de l’histoire subjective, pourraient ne pas exister, qui se met en place. On reviendrait alors à la pulsion archaïque, le nourrisson n’ayant plus le temps de sublimer quoi que ce soit puisque la tétine est déjà dans sa bouche. Autrui n’étant plus incontournable, le consommateur s’affranchirait du lien, de l’appel. A quoi bon la dépendance et la transcendance ? Il y a « Tellement + encore ». Ne reste plus alors qu’un cri, celui de la jouissance superficielle. « Hurlez de plaisir ! »

Manquer pour mieux aimer

Dans Le Banquet de Platon, l’un des convives, Diotime, évoque de manière imagée le lien entre l’amour (éros) et le manque : fils de Poros (l’abondance) et de Pénia (la pauvreté), Éros n’est jamais ni dans l’opulence ni dans l’indigence, mais dans une tension permanente entre ces deux extrêmes.  Ainsi, « loin d’être beau et délicat, comme on le pense généralement, Éros est maigre, malpropre, sans chaussures, sans domicile, sans autre lit que la terre, sans couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues. » Mais s’il est, « comme sa mère, toujours dans le besoin », il est aussi, « comme son père, toujours sur la piste de ce qui est beau et bon ».

Au contraire, dans notre rapport consumériste à l’objet s’impose une logique binaire, indépendante de l’attente et du désir : avoir ou ne pas avoir. L’individu est soumis à un choix très artificiel qui le pousse à se procurer l’objet qui viendra se loger dans l’espace dédié au manque inhérent à sa condition humaine. Pour autant, saura-t-il apprécier l’objet acquis ? Aura-t-il un sentiment de plénitude ? L’expérience nous apprend plutôt que c’est le sentiment du dénuement, de l’incomplétude, qui nous permet d’être à l’affût, et d’attendre. On aime d’autant mieux ce qu’on a longtemps désiré. C’est en profondeur qu’en nous la patience creuse l’amour et le plaisir.

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