« Ce que nous appelons « travail » est une invention de la modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons et plaçons au centre de la vie individuelle et sociale, a été inventée, puis généralisée avec l’industrialisme. »[1] Le travail est partout, mais c’est un résultat logique : il provient de l’adhésion générale au dogme selon lequel l’accroissement de la production et des échanges marchands est une fin en soi. Pour parvenir à cet idéal, nos sociétés ont organisé la soumission de l’ensemble de la vie sociale à l’exigence de rentabilité. C’est dans cette logique que s’inscrit la volonté de démanteler tout ce qui, dans le code du travail, empêche la mise en concurrence de chacun contre tous. Avec le philosophe André Gorz, on reprend tout, on réfléchit. 

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Dans Métamorphoses du travail, André Gorz revient longuement sur la révolution culturelle qui a abouti à la domination de la logique économique sur toute autre considération, ce qu’il nomme avec Weber, l’esprit du capitalisme. En s’appuyant sur les travaux de celui-ci, Gorz décrit l’évolution du mode de vie des tisserands, ébranlé par cette nouvelle mentalité. Jusqu’à l’avènement du capitalisme manufacturier, leur activité productive s’inscrivait dans un ensemble de normes et de valeurs cohérentes mais irrationnelles du point de vue capitaliste. Au cœur de celles-ci se trouvait la catégorie du « suffisant » qui n’est pas une catégorie économique mais culturelle ou existentielle. « Dire que ce qui suffit, suffit, c’est impliquer que rien ne servirait d’avoir plus, que ce plus ne serait pas mieux. »[2] Ineptie sans nom du point de vue capitaliste ! 

Survint alors, imposée par quelques entrepreneurs acquis à ce nouvel esprit, l’exigence de rentabilité. La conséquence de ce mouvement de rationalisation économique ne se fit pas attendre : ceux qui n’emboîtaient pas le pas étaient éliminés. Ce qui était nouveau n’était pas la recherche de gain, mais le fait de l’imposer à la main d’œuvre contre les traditions et rationalités non-économiques en vigueur jusque là. Peu à peu, l’activité de production fut coupée de son sens. Sa valeur ne pouvait plus se juger qu’à l’aune de la quantité d’argent gagnée et non à l’aune de la valeur existentielle de sa pratique, du plaisir d’œuvrer. « À la place de la certitude vécue que « assez, c’est bien », elle faisait surgir une mesure objective de l’efficacité de l’effort et de sa réussite : le montant du gain.[…] L’efficacité était mesurable et, à travers elle, la capacité d’un individu, sa vertu : plus vaut plus que moins, celui qui réussit à gagner plus vaut mieux que celui qui gagne moins. »[3] Or, l’ordre comptable induit par le salaire n’admet pas la catégorie du « suffisant » mais seulement celles du « plus » et du « moins » qui sont fondamentalement relatives et ne connaissent pas de limite. 

Peu à peu, l’activité de production fut coupée de son sens. Sa valeur ne pouvait plus se juger qu’à l’aune de la quantité d’argent gagnée et non à l’aune de la valeur existentielle de sa pratique, du plaisir d’œuvrer.

L’idéologie moderne du travail 

C’est par cette subversion du mode de vie, des valeurs et des rapports sociaux que l’Europe entra dans l’ère de ce que Gorz nomme « l’idéologie moderne du travail. » Le travail productif y est vu comme l’origine et la fin de l’organisation sociale. Si, désormais, le travailleur accepte de se soumettre à des exigences qui, de son point de vue, sont absurdes – travailler plus que ce qui est nécessaire à la subsistance, être toujours plus rentable sous peine de disparaître – c’est qu’il est devenu autant consommateur que travailleur. Dans cette société, chacun s’est fait à l’idée que son travail n’est plus lié d’aucune manière ni à ses propres besoins, ni à sa vie en dehors de l’usine ou du bureau, si ce n’est pas le salaire. «  Le salaire devient le but essentiel de l’activité à tel point que cesse d’être acceptable toute activité qui ne reçoit pas une compensation monétaire. L’argent supplante les autres valeurs pour devenir leur unique mesure. »[4] C’est ainsi que sont méprisées toutes autres formes d’activité qui ne soient pas rémunérées. Est travail ce qui rapporte un salaire, tout le reste n’est que loisir individuel, rien de sérieux en somme. 

Voilà pourquoi on associe si spontanément le travail à l’emploi et voilà pourquoi notre société déconsidère tant ceux qui n’en ont pas. Or, prévient Gorz, dans la logique capitaliste, la diminution du temps de travail est mécanique puisque l’investissement et l’innovation ont précisément pour but de réduire le plus possible la quantité de capital nécessaire à produire un bien donné, et par conséquent de réduire la « masse salariale ». Le travail productif est donc appelé à se faire de plus en plus rare, notamment sous l’effet de la robotisation.

On se retrouve alors dans la situation paradoxale d’une société où le travail productif se fait de plus en plus rare tout en prenant une valeur sociale toujours plus grande. Pour assurer la stabilité de ce système centré sur le travail, on étend la sphère marchande à des domaines qui lui étaient jusque là inaccessibles : le loisir, la reproduction, la santé. Pour Gorz, cette situation nous oblige à prendre au sérieux la question d’une nouvelle forme d’organisation sociale qui ne soit pas fondée sur le travail productif.

On se retrouve alors dans la situation paradoxale d’une société où le travail productif se fait de plus en plus rare tout en prenant une valeur sociale toujours plus grande.

La fin du travail ?

« C’est la fin du travail ? Au contraire : c’est la fin de la tyrannie qu’exercent les rapports de marchandise sur le travail au sens anthropologique. Celui-ci peut s’affranchir des « nécessités extérieures » (Marx), recouvrer son autonomie, se tourner vers la réalisation de tout ce qui n’a pas de prix, ne peut être ni acheté ni vendu ; devenir ce que nous faisons parce que réellement nous désirons le faire et trouvons notre accomplissement dans l’activité elle-même autant que dans son résultat. »[5] En fait, la raréfaction du travail est une opportunité sans précédent de créer une société conviviale. Désormais, nous sommes capables de subvenir aux besoins de notre société sans subordonner à ce but l’ensemble de nos activités. Le temps nécessaire au travail productif n’exige plus que l’on y consacre tout son temps, toute sa vie. Dans Écologie et politique, Gorz développe une illustration de ce que pourrait être une société qui aurait choisi de sortir de la logique exclusive de la rationalité économique et donc de la centralité du travail. Selon lui, cette proposition « aidera à faire perdre, dans la conscience, la pensée et l’imagination de tous, sa centralité à ce « travail » que le capitalisme abolit massivement tout en exigeant de chacun qu’il se batte contre tous les autres pour l’obtenir à tout prix. »[6] Ce que Gorz appelle de ses vœux, c’est une société où chacun peut travailler, mais travailler très peu.

À défaut de pouvoir se libérer dans le travail (malgré le souci bien venu d’élaborer de nouvelles méthodes de travail plus saines, l’augmentation continuelle du mal-être au travail n’est plus à prouver), Gorz propose de se libérer du travail. Et plus précisément, non du travail en général mais du travail productif rendu oppressant dans ses condition matérielles actuelles. 


[1]   Métamorphoses du travail, p.30 .

[2]   Métamorphoses du travail, p. 181.

[3]   Métamorphoses du travail, p. 183.

[4]   Métamorphoses du travail, p. 83.

[5]   Ecologica,  p. 119.

[6]   Ecologica,  p.121-122