Quand la rentabilité fait loi, quelle place pour l’homme ? Olivia du Jonchay, ancien avocat au Barreau de Paris, pointe les méfaits du néolibéralisme et de ses corollaires : mondialisation, délocalisation, concentration des richesses, injonction productive, marchandisation de l’homme…

 

Délocaliser où le vent nous portera

Le 28 mars dernier est sorti en France Vent du Nord, très beau film[1] du réalisateur scénariste tunisien Walid Mattar.

Il met en scène le destin croisé de deux hommes, laissés pour compte de la mondialisation : un ouvrier français du Pas-de-Calais, licencié après plus de trente années d’activité professionnelle, en raison de la délocalisation de l’usine de fabrication de chaussures dans laquelle il travaillait, et un jeune Tunisien engagé à la place du premier ouvrier dans l’usine désormais implanté en Tunisie.

Au rebours de nombre de productions américaines décérébrées dont nos grands écrans sont inondés, Vent du Nord appartient à une filmographie méditerranéenne qui veut pousser le public à réfléchir et qui veut lui faire entendre la voix des plus vulnérables.

Vent du Nord illustre les méfaits de la « mondialisation malheureuse[2] » et du « néolibéralisme » ou « capitalisme de connivence » dénoncés une nouvelle fois par l’ONG Oxfam dans son dernier rapport paru le 22 janvier 2017[3]. Oxfam déplore qu’aujourd’hui nombre d’entreprises se mettent au service des plus puissants, ne permettant pas ainsi à ceux qui en ont le plus besoin de profiter de la croissance économique.

Elle appelle à « inverser le paradigme actuel pour concevoir une économie dont le principal objectif est de bénéficier à tous, et non pas aux 1% [4]». Elle dénonce le fait que « dans de nombreuses régions du monde, les entreprises sont de plus en plus motivées par un seul objectif : optimiser la rentabilité pour leurs actionnaires, ce qui implique de maximiser les bénéfices à court terme et d’octroyer une part encore plus grande de ces bénéfices aux actionnaires ». Ainsi, en 2016, les seuls dividendes annuels versés par la société mère de Zara à Amancio Ortega, créateur de la marque, représentent 800 000 fois le salaire annuel d’un ouvrier employé dans une usine de confection en Inde.

Les dirigeants ne sont pas oubliés : les écarts de rémunération entre dirigeants et salariés se sont creusés de manière abyssale.

Pour cela, soutient Oxfam, les outils utilisés sont la contraction au maximum de la rémunération des salariés, la baisse d’investissement dans les infrastructures, la formation ou l’innovation et la généralisation de l’évasion fiscale (entendue comme le recours à des paradis fiscaux ou la course au pays proposant la fiscalité et les charges sociales les plus attrayantes).

Cette recherche de l’évasion (souvent présentée de manière cosmétique comme une optimisation) encourage le dumping social : on voit ainsi, dans des grands groupes, des entreprises délocaliser leur production dans des pays d’abord proches de leur implantation d’origine, mais où le coût de la main d’œuvre et la fiscalité sont moins élevées (Europe de l’Est ou pays du Maghreb) pour, quelques années plus tard, délocaliser à nouveau dans des pays à coût encore plus faible (Chine, Inde…), « tuant » ainsi une seconde fois une zone d’emploi.

C’est le thème traité dans le film Vent du Nord : la délocalisation prive le premier ouvrier de son emploi et ne permet pas au second de vivre décemment, les salaires étant trop misérables et les charges sociales non versées par l’entreprise excluant ainsi une prise en charge au titre de l’assurance maladie et de l’assurance vieillesse….

 

Être heureux pour être productif

Dans les pays occidentaux où la réglementation contraignante laisse moins de marge de manœuvre aux entreprises pour comprimer les coûts, on assiste à une recherche de la rentabilité à tout prix. Ainsi ces dernières années ont vu naître toute une floraison de concepts et de techniques mis en œuvre pour promouvoir un mieux-être des salariés au travail : le travail collaboratif, l’entreprise libérée, le management bienveillant, des chief happiness officers recrutés dans les entreprises, les chaises et tables de bureau remplacées par des sofas colorés et des tables basses, etc…

Mais quel est l’enjeu de ces innovations pour les entreprises ? Le but est-il de permettre à l’homme d’être heureux sur son lieu de travail et dans son travail, parce qu’il y passe la majeure partie de son temps actif, donc de sa vie, et ainsi d’impliquer l’entreprise, comme structure de la société, à contribuer au bonheur de l’être humain ?

« Tout homme qui travaille poursuit deux buts qui ne se concurrencent pas mais qui, comme l’eau et la terre, se mélangent : créer de la richesse et vivre heureux en société » nous dit Emmanuel Jaffelin[5]. Le pape François développe lui aussi cette même idée dans l’encyclique Laudato Si’ lorsqu’il décrit « l’activité d’entreprise comme une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous »[6].

Or, aujourd’hui trop souvent, seul le premier but compte. Il s’agit alors en réalité non pas de rendre en soi l’homme au travail heureux, mais seulement d’utiliser le bonheur au travail comme source de performance économique. Des études américaines montrent que les salariés heureux sont moins malades, moins absents et surtout 31% plus productifs et 55% plus créatifs[7] ! Les fonds d’investissements les plus rentables sont ceux qui ont investi dans des entreprises utilisant ces nouvelles techniques d’amélioration de la performance[8] ! Car il ne s’agit ni plus ni moins que de toujours améliorer la performance d’un salarié (comme on pourrait travailler pour obtenir toujours le meilleur boulon, le plus adapté à l’usage qu’on veut en tirer) afin d’augmenter le profit de l’entreprise et souvent du fonds d’investissement qui la détient. Il n’est pas interdit de penser que si les salariés se révélaient plus productifs en étant malheureux, certains n’hésiteraient pas à mettre tout en œuvre pour les rendre malheureux, afin de maximiser le profit !

Il est urgent qu’une véritable prise de conscience individuelle et collective amène à choisir une alternative radicale au système qui s’est construit.

 

Mettre l’homme au cœur de l’économie

Tous les dirigeants s’accordent à dire que, dans de telles proportions, les inégalités économiques ne peuvent apporter que le désordre et la violence[9]. Nous le voyons déjà tous les jours à travers les vagues migratoires qui traversent les continents.

Par ailleurs, la défense de l’être humain, de sa dignité, ne peut être segmentée : ainsi promouvoir la défense de la vie à naître nécessite de défendre la dignité de l’être humain déjà né contre l’idolâtrie de l’argent. Plus nous continuerons à accepter l’iniquité imposée par le « capitalisme de connivence », et plus nous verrons croître la réification et la marchandisation de l’homme depuis sa conception jusqu’à sa mort : PMA et GPA ouvertes à tous, quels que soient son état de santé et sa situation familiale, banalisation de l’euthanasie et du suicide assisté, déferlante du transhumanisme, sont intimement liées à la mise à l’écart de l’être humain dans l’économie ultralibérale, et à « la perspective de profits sans limite, basés sur la construction d’un marché de prestations humaines sans limites[10] ». Le Pape Benoît XVI l’avait rappelé en affirmant que « l’on ne pouvait analyser le monde seulement en isolant l’un de ses aspects parce que le livre de la nature est unique et indivisible et inclut, entre autres, l’environnement, la vie, la famille et les relations sociales[11] ».

Plus nous continuerons à accepter l’iniquité imposée par le « capitalisme de connivence », et plus nous verrons croître la réification et la marchandisation de l’homme depuis sa conception jusqu’à sa mort.

Il est urgent de défendre l’homme en tous lieux, et notamment au cœur de l’économie en développant « une économie centrée non pas sur les profits, mais sur les êtres humains, notamment les plus vulnérables[12] ». Nous avons le devoir de nous engager courageusement, à revers des courants actuels, pour lutter contre ce « monde de la consommation exacerbée qui est en même temps le monde du mauvais traitement de la vie sous toutes ses formes[13] ».

 

[1] Film triplement primé aux Journées cinématographiques de Carthage de novembre 2017 : Tanit d’or ; prix du meilleur scénario ; prix du jury TV5 Monde.

[2] Terme choisi par Thomas Guénolé pour décrire une économie au service d’une infime minorité de l’humanité (Thomas Guénolé, La Mondialisation malheureuse, éditions First, 2016).

[3] Rapport Oxfam 2017 : « Une économie au service des 99% ».

[4] Selon ce rapport, depuis 2015, les 1% les plus riches de la planète détiennent autant de richesses que les 99% autres ; et 8 hommes détiennent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale.

[5] Emmanuel Jaffelin, Petite Philosophie de l’entreprise, François Bourin éditeur, 2012.

[6] Pape François, Laudato Si’, n°129.

[7] Laurence Vanhée, cabinet Happy-formance, citée par L’Express L’Entreprise : https://lentreprise.lexpress.fr/rh-management/management/la-melodie-du-bonheur-dans-l-entreprise_1851724.html

[8] L’express entreprise : ibid

[9] Forum économique mondial de 2012, déclaration de Barack Obama à l’assemblée générale des Nations unies en septembre 2016 : « Il ne peut y avoir de stabilité dans un monde où 1% de l’humanité détient autant de richesses que le reste de la population » (citée dans le rapport Oxfam de janvier 2017) ; Pape François dans Laudato si’, n°204 : « C’est pourquoi nous […] pensons […] aussi aux catastrophes dérivant de crises sociales, parce que l’obsession d’un style de vie consumériste ne pourra que provoquer violence et destruction réciproque, surtout quand seul un petit nombre peut se le permettre ».

[10] Marie-Anne Frison-Roche, « La destruction de la distinction de droit entre la personne et les choses : gain fabuleux, gain catastrophique », http://mafr.fr/fr/article/la-destruction-de-la-distinction-entre-la-personne/

[11] Benoît XVI, Discours au corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège, cité par le Pape François dans Laudato Si’, n°6.

[12] Rapport Oxfam janvier 2017.

[13] Pape François, Laudato Si’, n°230.