Comme chaque semaine, nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme, tribune de Fabrice Hadjadj publiée le dimanche précédent dans l’Avvenire.
« Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard », dit le poète. C’est très souvent à l’âge où l’on commence à faire des bilans que l’on est enfin mûr pour poser les choix professionnels de sa jeunesse. Ainsi, aujourd’hui, je suis assez philosophe pour me rendre compte que j’aurais pu avec avantage ne pas être professeur de philosophie ni auteur de théâtre, mais marchand de tapis – et même, s’il est permis de pousser l’ambition aussi haut, artisan tapissier. Quand je pense à l’art du tapis et de sa diffusion parmi les hommes (art tenu jadis en si haute estime dans la lagune de Venise, mais balayé par la révolution industrielle), j’ai un pincement au cœur. C’est cela que j’ai toujours essayé de faire ; même au plan de la pensée, mon modèle se trouve dans le tapis oriental fait main – « mille nœuds répétés mille fois sur mille fils croisés ».
Comme William Morris, je crois que les « arts mineurs » sont d’une certaine façon très supérieurs aux « arts majeurs ». Les arts majeurs ou Beaux-arts produisent des œuvres monumentales, qui se trouvent à côté de notre vie quotidienne et nous placent en position de spectateurs fascinés : on sort de chez soi pour aller au théâtre, on quitte les tâches domestiques ou la discussion avec les proches pour regarder un film ou écouter un concerto. Les arts mineurs, souvent réduits à des arts « décoratifs » ou à de l’« artisanat », produisent des œuvres atmosphériques, qui épousent notre vie quotidienne : c’est cette vie qui est le tableau, et l’art n’est plus là que pour fournir un cadre qui en rehausse la grâce. Ainsi d’un beau meuble de famille, avec moulures et marqueterie. On y met des culottes et des chaussettes, mais l’acte d’y mettre ou d’y prendre des culottes et des chaussettes est enveloppé par cette poésie silencieuse que ne peut guère fournir un meuble IKEA. Ainsi aussi des chaussures faites sur mesure par un cordonnier ami : elles pourraient être un peu moins confortables et elles seront certainement moins à la mode que des baskets Nike, mais notre marche s’y déroule sur le sol d’une sollicitude et d’un savoir-faire humains…
Qu’en est-il de l’art du tapis ? Je le place légèrement au-dessus de la cordonnerie (qui est bien sûr elle-même infiniment au-dessus de la haute finance et des nanotechnologies). Non seulement il dépasse de très loin l’iconoclasme des avant-gardes contemporaines – en produisant dès le départ des chefs-d’œuvre faits pour être piétinés – mais il permet de redéployer l’espace familial sur le terrain de la beauté. Il n’est pas accroché au mur, il ne prend pas de la place : il fait place, il ménage une hospitalité, et pas seulement pour une personne, comme le vêtement ou la chaussure, mais pour une petite communauté chaleureuse. Car d’avoir tant de splendeur sous vos pieds, tant de motifs propres à captiver l’œil mais qui veulent s’effacer sous vos semelles, vous pousse à regarder votre prochain autrement, puisque cela vous suggère qu’il est plus beau encore. Cette pelouse apprivoisée et radieuse élève nos gestes les plus ordinaires (prendre un café, parler de tout et de rien, jouer avec les enfants…), là où une moquette synthétique tend à les empêtrer dans la morosité. En ce sens, tout beau tapis est un tapis volant.
J’ai dit que c’était pour moi des modèles. En vérité, l’art du tapis imite l’art du Créateur. Tout vrai donateur se cache derrière son don (sans quoi ce n’est plus un don, mais un besoin de gloriole) : Dieu crée en faisant place à ses créatures, une place si généreuse qu’elles peuvent facilement l’oublier. Il se fait discret comme un tapis qui porte et éclaire le monde, montre les choses, et pour cela ne se montre pas lui-même.
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Vous placez cordonnier « infiniment » au dessus de la haute finance et des nanotechnologies ?
Votre petit billet est certes poétique, mais pourquoi élever une hiérarchie à travers trois choses aussi différentes ? Ca n’a absolument aucune logique, ou bien une logique toute personnelle et propagandiste, ne servant qu’à dévaluer des secteurs que vous méprisez et qui vous effraies.
Je suis en accord avec l idée que l artisanat est quelque chose de très beau, qui embellie la vie quotidienne, « rien à voir avec une table Ikea. » Je ne suis pas économiste, mais de mon expérience de la réalité, les « meubles de famille », c est pour la classe bourgeoise qui possède déjà un patrimoine.
Mes amis venant de la classe prolétaire sont quand a eux très heureux de pouvoir s’offrir un meuble en bois relativement élégant et robuste (Ikea ou non), sans pour autant devoir se nourrir de pates a trois franc le kilo pendant un mois.
Je trouve vos réflexions très intéressantes, mais elle me semble parfois décrochée de la réalité matérielle du plus grand nombre.
Oui, la masse est heureuse de pouvoir s’acheter des meubles Ikea, même si ceux ci ne sont pas uniques, ils sont beaux et fonctionnels.
Je suis également persuadée que ces derniers adoreraient avoir un beau meuble de famille. L idée de la production de masse n’est certes pas poétique, elle est même vulgaire puisqu’elle offre « au plus grand nombre. » Mais c est la réalité de beaucoup de familles, de beaucoup de pères qui ont monté avec amour (et parfois difficulté), le premier lit « de grand » de leur fille, (puisque les meubles Ikea sont a monter soi meme), après avoir passé le dimanche a aller le choisir ensemble.
Et ce n est pas parce qu’il est Ikea qu’il n aura pas de valeur sentimentale pour eux, ce dernier sera, comme tout meuble, imprégné de l histoire de la famille et de la pièce.