Jacques a passé un WE sur la ZAD, les 14 et 15 avril derniers, six jours après le début des « évacuations » commandées par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Sympathisant, il nous raconte ce qu’il y a vu, entre lacrymo et soirée festive.

Deux remarques avant de relater mon passage sur la ZAD : sympathisant de l’anarchisme, je suis  pourtant tout à fait non-violent, et même non-puissant. Je suis aussi convaincu que les modes de vies « normaux » en France aujourd’hui sont insoutenables. Mon opinion sur la ZAD est bien sûr nourrie, entre autres, de ce fond de convictions.

Pour tenter de discerner dans la pagaille semée par les feux et contrefeux allumés la semaine dernière autour de la ZAD ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas, j’ai voulu vivre une expérience de première main, « en immersion ». Expérience bien sûr très incomplète. Arrivé à 18h et reparti 22h plus tard, je n’ai eu qu’un infime aperçu de la vie sur la ZAD. Qui plus est, j’ai oscillé entre la Grée et Bellevue, sans voir donc la Rolandière, St Jean, la Noë Verte… Enfin, j’ai visité un territoire en état de siège, où se mêlaient zadistes « à l’année », proches compagnons de lutte et soutiens printaniers tels que moi. Difficile donc de juger de l’état d’esprit des zadistes en temps normal. Difficile aussi de prendre le temps de discuter, de comprendre les trajectoires de ces personnes, ce qui les porte, ce qu’elles désirent et ce qu’elles réalisent. J’espère pouvoir retourner dans une ZAD pacifiée (et toujours autonome), pour mieux sonder ces aspects. Et j’invite tous les curieux à s’y rendre à l’occasion, car c’est ainsi qu’il se feront le meilleur avis.

En covoit’ avec des punks

Je suis donc arrivé samedi à 18h, grâce à un covoiturage au départ de Paris. Mes deux comparses, parfaitement sympathiques, réglos, visiblement élevés dans la culture punk et la défiance des forces de l’ordre, m’ont fait une bonne première impression. Technicien en climatisation et paysagiste, tous deux sont loin d’être les parasites, les « puent la pisse » que certains se plaisent à imaginer dans les commentaires Facebook. Je ne contesterai pas qu’ils puissent être rusés, jouisseurs ou « marginaux ». Après tout, vivre sans téléphone portable jusqu’à la fin des années 2000, travailler 11h par jour pour s’offrir trois mois de vacances durant lesquels faire le tour de la Méditerranée dans l’Iveco qu’on a soi-même transformé en camping-car… C’est original. Mais c’est une marge qui me semble parfaitement honorable, d’autant plus qu’elle s’accompagne plutôt d’innocuité voire de bonté envers les autres. D’autre part, leur logiciel politique compte indubitablement le caillassage de policier, parce que le flic, c’est l’incarnation automate de la violence d’Etat, de l’injustice « du système ». Le grand méchant loup de ces punks un peu rangés qui au quotidien ne font pas de vague.
Nous garons donc notre voiture au sud de la ZAD, sur la route qui va de Vigneux à la Paquelais. Et nous entamons la marche par les sentiers, puis le long de la route parsemée de voitures brûlées et de barricades. Nous arrivons à la Grée.
Un territoire hétéroclite
Il faut ici faire une digression. La ZAD est un espace qu’on présente comme unifié. Sans conteste, il y a une unité de vue, un désir collectif de faire corps et de bâtir un projet commun (volonté qui se reflète dans les prises de décisions par consensus à « l’assemblée des usages »). Cela dit, il faut bien comprendre que la ZAD est parfaitement hétéroclite, du point de vue des situations, des occupations, des motivations de ses habitants. Et cette communauté patchwork trouve son expression dans le maillage de hameaux, cabanes, tous ces lieux-dits aux noms ésotériques. Lequel patchwork est cousu du fil épais et uniforme de l’écologie radicale, de l’anticapitalisme et du désir d’être maître chez soi et de soi (même sur ces notions, des nuances doctrinales apparaissent d’une personne à l’autre).
La Grée donc est un lieu de vie parmi les dizaines qui sont encore debout dans la ZAD. Quand j’y suis passé, l’ancienne ferme accueillait quelques dizaines de personnes, style « punk à chien ». Un local de réparation de vélo, un bar-cuisine occupaient une partie du hangar ouvert sur la cour, dans laquelle un individu étrennait son lance pierre sur des cibles à l’effigie de Valls et consorts.
Remontant jusqu’à la route des fosses noires, qui coupe perpendiculairement la D281 (« route des chicanes ») et court d’est en ouest, j’ai bifurqué à l’ouest en direction de Bellevue pour y retrouver un ami. Sur le chemin, j’ai croisé des personnes circulant paisiblement dans les deux sens, profitant du calme de cette fin de journée. De chicanes en chicanes, j’arrive au carrefour de la Saulce (croisement avec la D81) et son imposante barricade, palissée de planches et de tôles. Derrière enfin, nous nous arrêtons à la Wardine, autre lieu de vie.

Une vie de village, « à prix libre »

Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est vivant. Cette ferme, aux trois ou quatre gros bâtiments, est explicitement « no-photo », et propose sous un hangar une cantine vegan. Une partie des soutiens arrivés cette semaine ont planté leur tente aux abords du lieu. Là encore, des désoeuvrés discutent en petits groupes, assis (ils ont l’air moins punk à chien et plus anarchiste-autonomiste). À ce moment l’hélicoptère de la gendarmerie s’approche et réalise une de ses rotations quotidiennes, filmant certainement les petites fourmis agglutinées au sol. Quasi-tous se masquent le visage et continuent comme si de rien n’était, après quelques insultes exaspérées lâchées pour accueillir l’importun.
Je pars enfin vers Bellevue, autre lieu de vie, autre ferme. J’ai l’impression d’une population plus « civile », sans masques (sans surprise, car je me suis encore éloigné du front, et ce lieu est inexpulsable), plus affable. Côté route, des toilettes (sèches), un « freeshop » (chacun y dépose et y prend ce dont il a besoin : notamment chaussures, couvertures, vestes, chaussettes… J’y ai moi-même emprunté pour la durée de mon séjour une gabardine bien utile, et suis revenu sans puces). Le long de la cour de ferme : une infirmerie, ce qui m’est apparu comme un bureau de coordination, une cuisine-intendance pleine de la nourriture que chacun apporte comme contribution, et au fond, des chèvres. Dans la cour sont dressées des tables où la nourriture est offerte à prix libre et en libre-service.
À la Wardine, on trouvait les mêmes commodités, et si j’ai bien saisi, dans beaucoup de lieux de vie de telles officines étaient ouvertes. Tout cela donne un côté « village » à la ZAD, village bien plus vivant d’ailleurs que tous ceux régis par l’ordre républicain, où les commerces périclitent les uns après les autres et les espaces de convivialité fondent comme peau de chagrin.
Autogestion et intelligence collective
Le maître mot concernant ces activités est sans surprise autogestion, qu’on pourrait enrichir d’intelligence collective. Côté cuisine, des volontaires se présentent pour éplucher puis laissent leur place à un autre, sous le giron d’un maître queux tout à fait non-autoritaire ; les problèmes d’intendance collective sont visiblement évités par l’apport incessant des « cinq pains et des deux poissons » de chacun, permettant finalement de nourrir la multitude ; les besoins sont transmis par talkie, par téléphone arabe, sur radio Klaxon, sur le site zad.nadir… Et (presque) toujours ils sont satisfaits. Les low-techs sont de mise : concernant l’électro-ménager, les zadistes ont eu la bonne idée de se passer de la partie électro-, de réduire la partie -ménager, et de convenir que chacun s’occupait de ce qu’il avait dérangé. En conséquence, point n’est besoin de sortir de chez Darty avec un Bosch tambour battant. Chacun passe sa vaisselle dans les bacs prévus à cet effet et le laisse à sécher pour les suivants.
Sobriété ne rime pas avec morosité, puisque la nourriture est vraiment bonne, les gens enjoués autant qu’on peut l’être dans une zone assiégée… Samedi soir était organisée une soirée film-pizza (grâce à la participation d’un des boulangers de la ZAD et de son four à pain) à la Grée, qui s’est poursuivie par une soirée en plein air, animée par des musiciens – trompettiste, accordéoniste, percussionistes… – donnant l’occasion aux zadistes de danser, entrecoupée de sketches montés à la va-vite et racontant l’histoire de la ZAD (perpétuant l’antique tradition qu’ont les tribus de mettre en scène leurs origines). Le lendemain, je serai témoin à la Wardine d’un duo improvisé de clarinette et de piano, alors que les zadistes parlent à voix basse dans des canapés tannés, et qu’une file de patients se déploie lentement pour obtenir son café préparé tasse à tasse dans un filtre en tissu.
J’ai eu l’occasion de voir travailler les charpentiers, à la scierie qui jouxte Bellevue. Pendant que se tenait une assemblée sous l’imposante structure en bois haute de dix mètres (au moins), deux loustics taillaient au ciseau des décorations sur les poinçons destinés à la charpente qui serait portée le lendemain au Gourbi, et tronçonnée le surlendemain par les gendarmes.

Une nature préservée

Ce que je n’ai pas vu, ce sont les paysans, éleveurs ou maraîchers, les constructeurs, la bibliothèque, le studio d’enregistrement… État de siège et temps restreint obligent. Mais la fraction de ZAD que j’ai pu traverser m’a laissé une bonne impression. Ce qui est perdu en raffinement et en artifice est gagné en vitalité, et même en un certain confort (exit la pollution sonore ou lumineuse des villes, adieu chuintements du métro ou puanteur des égouts… Bonjour bocage et chants d’oiseau aux heures normales !). Si on n’est pas à la ZAD comme un coq empâté, c’est plutôt pour le mieux.
Contrairement à ce que les esprits éclairés et éminemment informés (pensez-vous) colportent dans toutes les feuilles de chou et surtout sur tous les réseaux dits sociaux (théâtres en ce moment d’une belle guerre anti-sociale, jeu à somme nulle ou tous pensent l’emporter en s’entraînant plus avant dans la bêtise), la ZAD n’est pas sale. Elle est humide, certes – c’est ce qu’on se tue à expliquer depuis des décennies – et par conséquent, elle peut être boueuse. Il faut être parfaitement décérébré et en état avancé d’artificialisation pour s’imaginer une nature « propre » et des paysans « propres sur eux ». La ZAD n’échappe pas à cet heureux bain de terre, particulièrement dans ces jours où ses chemins sont battus par les renforts. Mis à part cela, et les barricades dont on ne peut prétendre qu’elles soient un dommage écologique important et irréversible, je tiens à rassurer tous les anti-zadistes qui deviennent d’un coup de baguette magique inquiets de la bonne santé de l’écosystème, qu’à l’ouest, rien de nouveau. Les zadistes sont toujours écologistes. Le tri est toujours parfaitement fait, rien n’est jeté dans la nature qui ne puisse s’y détruire sans pollution. J’exclus évidemment les échanges de projectiles dont on ne saurait imputer le bilan écologique aux seuls zadistes quand on sait que les troupes du sire Macron ont allègrement dépensé 11 000 grenades au bas mot en une huitaine de jours. Un de mes comparses a noté d’ailleurs que des vaches prises dans un nuage de lacrymogènes souffraient d’une diarrhée carabinée le lendemain. À ce chapitre, on peut aussi compter les chiens et animaux de fermes qui sont morts à cause de cette opération, les nuages de gaz lacrymogènes qui stagnaient au-dessus des champs bien après les affrontements…

Violence, marginalité, alternative(s)

Tout n’est bien sûr pas parfait. Malgré la sympathie que j’ai pour la ZAD et ce qui s’y élabore, je confesse être mal à l’aise avec les habitudes que certains ont l’air d’avoir contracté : consommation de speed, chefferie qui ne dit pas son nom (cherchez celui qui crie le plus fort qu’il n’y a pas de chef, il en est sûrement un), déshumanisation du gendarme (dont on trouve la symétrie dans l’animalisation du zadiste par ses opposants ; éternelle caricature qu’on se fait de son ennemi pour le trucider en toute bonne conscience)… Je n’ai pas suffisamment arpenté la ZAD et côtoyé ses occupants pour pouvoir généraliser ni même jurer de ces travers, mais je dois par honnêteté rapporter ces quelques impressions désagréables,
Indéniablement, la ZAD concentre des anarchistes qui ont trouvé dans la ZAD le combat où faire converger leurs énergies anti-étatistes, anti-capitalistes, anti-juridiques, spontanéistes et portées sur l’action directe. De la part de cette frange qui considère l’Etat comme une institution aliénante et dominatrice, et les policiers comme les instruments de la violence d’État ayant librement choisi de renoncer à leur liberté pour devenir des « machines », des « automates », des « robocops », négocier avec l’Etat pour rentrer dans les clous ou résister par la non-violence à une opération d’expulsion est inenvisageable, tout bonnement exclu de leur vision du monde, sinon comme synonyme de trahison. Voilà ce qui distingue la ZAD d’un mouvement social conventionnel.

Le mouvement social veut prendre le pouvoir ou se faire concéder des droits, dans une arène à peu près circonscrite et régie par une sorte de fair-play. À condition de jouer selon les règles de l’Etat (je me permets ce raccourci en tant que l’Etat est garant de l’exécution du droit, et que le droit est élaboré dans l’appareil d’Etat), une contestation à la marge est admissible. Pour de telles revendications, un processus non-violent en même temps qu’une garantie de retenue de la violence physique d’Etat est possible.
Nos anarchistes zadistes en revanche sont fondamentalement contre l’Etat. Ils ne conçoivent pas de jouer selon ses règles, car ce serait le reconnaître et s’avouer vaincu. Ils sont dans une logique de sécession, laquelle passe par la sédition. À ce sujet, avec un regard glacial d’analyste, je ne peux pas m’étonner de la violence déployée par l’Etat sur la ZAD (violence qui pourrait être bien plus franche, avouons-le nous… Peu de sécessionnistes ont eu la « chance » de n’affronter que des armes – théoriquement – non-létales). L’Etat est dévoilé dans son essence, exposé comme le catalyseur violent qui fait tenir ensemble une société centrifuge. L’Etat s’est construit par la violence et la répression, et se maintient de la même façon. Car de la mosaïque de communes et de fiefs que fut la France on a fait une république « une et indivisible ». L’analogie entre la ZAD et la Commune de Paris n’est pas dénuée de sens de ce point de vue. On retrouve, dans des proportions amoindries et moins dramatiques, le même esprit sécessionniste et révolutionnaire d’un côté, jacobin et conservateur de l’autre.
Nous touchons ici au fond du problème que pose la ZAD. Que voulons-nous ? La perpétuation de l’Etat ou la liberté crue que réclament les autonomistes de la ZAD ? Beaucoup choisissent l’Etat et approuvent la répression, mais un certain nombre semblent pencher pour la ZAD. Ceux-là ont-ils tous conscience de la radicalité de ce qui s’y joue ? Ou bien sont-ils pour partie mus par une ancienne fidélité à la lutte anti-aéroport ? La ZAD montre en tout cas le besoin croissant d’une ouverture dans le quotidien terne et anxiogène, d’inventions alternatives qui répondent aux défis que pressentent beaucoup de nos contemporains.