Fabrice Hadjadj inaugure une série d’articles hebdomadaire pour le quotidien italien Avvenire , publiée chaque dimanche sous le nom de Ultime natizie dell’Uomo, c’est-à-dire Dernières nouvelles de l’Homme. La revue Limite vous fait partager chaque lundi sa version originale.

Pour l’heure, la grande majorité de mes lecteurs appartiennent encore à l’espèce humaine. Il n’est toutefois pas certain que cela dure très longtemps. Non que je pense un jour avoir un lectorat essentiellement composé de singes ou de flamants roses – ce qui serait une sorte de consécration… Le problème est plutôt que les textes sont de plus en plus réduits à de « l’information » traitée par des machines. J’ai pu récemment lire ce gros titre à la une d’un journal : « La voiture sans conducteur, c’est pour bientôt. » Mais le nec plus ultra de la technologie, sans aucun doute, sera de produire un journal sans lecteur : l’info sera automatiquement transférée dans nos cerveaux, sans s’encombrer de tout ce qu’implique une vraie lecture, à savoir le sens du rythme, de la pensée, de la poésie, enfin de l’inexploitable… Voilà pourquoi je commence aujourd’hui cette chronique : pour annoncer ta disparition, ô lecteur, pour te donner les dernières nouvelles de l’homme.

Il faut d’emblée avouer que d’une certaine manière le journalisme s’est toujours développé dans la perspective de cette disparition. Chesterton en fait le constat : « La grande faiblesse du journalisme en tant que peinture de notre existence moderne, c’est qu’il doit être une peinture entièrement faite d’exceptions. Nous annonçons sur de brillantes affiches qu’un homme est tombé d’un échafaudage. Nous n’annonçons pas sur de brillantes affiches qu’un homme n’est pas tombé d’un échafaudage. Et pourtant ce dernier fait est foncièrement plus palpitant, puisqu’il indique qu’une tour vivante, pleine de terreur et de mystère – un homme – se tient encore debout sur la terre. Que l’homme ne soit pas tombé de l’échafaudage est réellement plus sensationnel ; et c’est aussi mille fois plus banal. Mais on ne peut raisonnablement attendre du journalisme qu’il insiste de la sorte sur les permanents miracles.

Telle est bien la grande faiblesse d’un « quotidien » : il passe à côté du quotidien. Tel est le point aveugle du journal : il ignore la simple lumière du jour. Il ne chantera pas le fait que le soleil s’est levé ce matin, qu’il y a des arbres qui s’ouvrent comme des mains tendues vers le ciel, qu’il y a des oiseaux qui ont une forme de croix quand ils volent, et des chiens qui suivent des hommes dont on n’aurait jamais pu imaginer qu’ils puissent être des maîtres… Il ne s’émerveille pas que cet homme respire, que cet autre digère une escalope, qu’un autre encore soit capable de voir toutes les couleurs de la robe de sa femme ou de marcher dans la rue en tenant la main de son enfant. Enfin, à moins que vous ne soyez d’une famille princière, il ne proposera jamais un article racontant que vous êtes tombé amoureux ou que votre fils est né – alors que c’est là l’événement des événements… Loin des « permanents miracles », le bon journaliste vise le scoop, c’est-à-dire la catastrophe ou l’innovation. Si vous avez été massacré par des terroristes, vous devenez soudain très intéressant. Et si vous n’êtes plus un homme mais un cyborg, vous aurez votre interview en première page.

C’est pourquoi « la voiture sans conducteur » fait la une d’un journal sans papier qui réalisera bientôt la performance d’être sans lecteurs. Il faut des news, et donc des choses nouvelles, mais ces choses nouvelles nous font perdre de vue ce qui est là, offert. Leur innovation se veut démonstration de puissance, mais elle se fonde en vérité sur l’impuissance à s’émerveiller, et conduit ainsi à l’effacement de l’humain au profit du trans, du post ou de l’inhumain… Nous essaierons ici de faire autre chose. Nous parlerons de l’humain, pour le peu qui lui reste.