Chaque semaine, le philosophe Fabrice Hadjadj nous fait le plaisir de sa présence dans nos colonnes. Contre l’empire d’une technique aliénante, Les « Dernières Nouvelles de l’Homme » (#DNH) portent le cri d’alarme – et d’espérance – de ceux qui veulent rester humains, rien qu’humains.

Dans La mort d’Ivan Ilitch, Tolstoï ne se contente pas de dire l’incapacité d’un homme à admettre sa mort parce qu’il est conseiller à la Cour d’appel, mondain, habitué à juger plutôt qu’à être jugé ; il montre aussi l’incapacité de la pure logique à parvenir à une évidence. Le syllogisme le plus connu garde sa pertinence, mais syllogistique, concluant de manière abstraite, et manquant par là de nous saisir au vif : «  Ilitch avait appris dans le traité de Logique de Kizeveter cet exemple de syllogisme : “Caïus est un homme ; tous les hommes sont mortels ; donc Caïus est mortel.” Ce raisonnement lui paraissait tout à fait juste quand il s’agissait de Caïus mais non quand il s’agissait de lui-même. Il était question de Caïus, ou de l’homme en général, et alors c’était naturel, mais lui, il n’était ni Caïus, ni l’homme en général, il était un être à part : il était Vania, avec maman et papa, avec Mitia et Volodia, avec ses jouets, le cocher, la bonne, puis avec Katenka, avec toutes les joies, tous les chagrins et tous les enthousiasmes de son enfance, de son adolescence et de sa jeunesse. Était-ce Caïus qui avait été amoureux ? Était-ce lui qui dirigeait si magistralement les débats du tribunal ? »

Dans Voyage au bout de la nuit, Céline émet un avis qui complète assez bien celui de Tolstoï : « Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de chose, quand on en a, mourir c’est trop. » Un raisonnement ne nous atteint concrètement qu’avec un cortège d’images. Le langage biblique le prouve : Dieu ne se révèle pas à travers des syllogismes, mais en puisant à sa première parole, celle de la Création, feu, vent, roc et eau, tournant les pages d’un imagier rural, avec ses troupeaux à mener et ses champs à moissonner. Même le numérique se soumet à cet ordre : ses bits ne nous séduisent que parce qu’ils produisent un tourbillon d’effets visuels et sonores. Par ses écrans, l’informatique est forcée de rendre hommage au sensible, bien qu’elle le fasse à contre-cœur, en lui refusant la primauté, et en prétendant le reconstituer au gré d’un code binaire.

Nous ne sommes ni des anges ni des systèmes-experts. L’analogie est plus fondamentale pour le logos que la logique elle-même. L’imagination n’est pas le contraire de la raison, mais ce qui rend la raison humaine, elle donne de passer d’un assentiment notionnel à un assentiment réel (J.H. Newman)… Cela ne vaut pas que pour la mort (car on pourrait réduire les deux citations précédentes à ce seul objet fuyant). Cela vaut aussi pour ma femme, et pour tout ce qui existe et doit me toucher… Je peux savoir ce qu’est le mariage, par les notions d’unité, de fidélité, de fécondité, mais si je n’ai pas de figures, d’aventures, d’exemples autour, c’est là « peu de chose » ; et si j’en ai de belles et bonnes, « c’est trop », je peux entrevoir l’histoire inépuisable que promettent ces trois mots.

L’imaginaire par quoi nos concepts prennent chair n’est toutefois pas le même selon les époques. Il dépend de notre environnement. En ce sens, la question de la vérité se déplace de la logique à une éco-logique. L’environnement pour nous n’est jamais celui de la pure nature, mais d’une nature médiatisée par une culture. Notre « monde primordial » est celui de l’usage, comme l’observe Heidegger. Une rivière nous apparaît différemment selon qu’elle est lieu de pêche, de pont, de promenade ou centrale hydraulique. Et si, parce que je fais aussi usage de poésie, elle me rappelle la métamorphose d’une nymphe, c’est avec encore une autre fraîcheur que je le conçois.

C’est là l’affirmation centrale des travaux de Matthew Crawford : « Le sens du “problème de la technologie” est pratiquement à l’opposé de ce que l’on avance en général : ce qui fait problème, ce n’est pas la “rationalité instrumentale”, mais le fait que nous vivons dans un monde qui, justement, ne sollicite pas l’instrumentalité incarnée qui est consubstantielle à notre être. »

Nous avons ainsi des « manières de voir », c’est-à-dire que notre vision est conditionnée par ce que nous faisons généralement avec nos mains. Ora et labora, dit la devise bénédictine. Par-delà une complémentarité entre élévation spirituelle et travail manuel, elle affirme qu’en nous la raison contemplative ne saurait être séparée de la raison instrumentale, et qu’elles se conditionnent réciproquement. Dès lors, ceux qui critiquent la technologie comme règne de la « raison instrumentale », et lui opposent une « raison contemplative », se trompent. Ils oublient que leur contemplation dépend d’une certaine instrumentalité, et par conséquent abandonnent l’instrumentalité, les modes de production, à l’emprise du système en place. C’est en cela que la « contemplation », la « méditation » ne sont plus que des activités « bourgeoises » (Marx). Ils diront pour dénoncer le « virtuel » : « Il faut se reconnecter au réel », sans s’apercevoir que la modalité de retour au réel qu’ils proposent reste celle de la technologie. Si le mot « nexus » renvoyait à l’œuvre minutieuse du tapissier, ou au nœud d’une intrigue dont le dénouement nous échappe, la « reconnexion » pourrait prendre un sens critique. Mais comme ce terme reste attaché à l’image internautique du lien instantané et pulsionnel, leur effort conceptuel est ruiné par la misère de leurs mains.

C’est là l’affirmation centrale des travaux de Matthew Crawford : « Le sens du “problème de la technologie” est pratiquement à l’opposé de ce que l’on avance en général : ce qui fait problème, ce n’est pas la “rationalité instrumentale”, mais le fait que nous vivons dans un monde qui, justement, ne sollicite pas l’instrumentalité incarnée qui est consubstantielle à notre être. » La machinerie désincarnée ne se contre pas par de beaux discours ni de la mindfulness, mais par une lutte sociale pour rétablir une « instrumentalité incarnée ». On ne résiste à la digitalisation mondialisée qu’en lui opposant une vraie digitalisation (là encore l’image peut renverser le concept), c’est-à-dire en réapprenant avec ses doigts la patience d’un savoir-faire. Si l’environnement de mon mariage n’est plus celui d’une culture avec sa pousse lente et ses moissons précaires, avec ses instruments de musique où le labeur ouvre avec des bouts de bois et des cordes l’infini des sonates et des chansons ; s’il n’est plus que celui du « surf » sur des « applis » ultra-rapides, alors les notions mêmes de fidélité et de fécondité se transforment : la fidélité se change en une exactitude d’horloge, dénuée de drame, et donc fermée au pardon ; la fécondité, en des expériences innovantes, où l’enfant nous apparaît moins neuf qu’une blockchain.