Comme chaque semaine, nous retrouvons les Dernières Nouvelles de l’Homme, tribune de Fabrice Hadjadj publiée le dimanche précédent dans l’Avvenire.

Quoi de plus daté que l’innovation ? Quoi de plus opposé au progrès humain ? Certes, on passe de la plume d’oie au stylo, du stylo à la machine à écrire, de la machine à écrire au traitement de texte, du traitement de texte au smartphone à commande vocale, etc. Mais dans l’entretemps on a oublié de progresser avec la plume d’oie. On régresse même, puisqu’on ne sait plus calligraphier ni écrire des phrases aussi balancées que celles d’un Cicéron.

Récemment, un jeune homme agitait devant moi son iPhone 6s Plus, fier de son écran 3Dtouch (notez déjà, dans ces termes qui mettent des majuscules en milieu de mot et mélangent les chiffres et les lettres, la prouesse pour désapprendre à bien parler). — Mais que savez-vous faire avec ceci ? lui demandai-je en lui tendant un crayon et une feuille de papier, enfin tout le matériel nécessaire pour devenir Dante ou Raphaël. Hélas, il n’était même pas capable de m’écrire un sonnet. Je n’allai pas plus loin. Le pauvre s’était battu pour intégrer une Haute École de Commerce, et je craignais qu’il ne sombrât dans le plus profond désespoir en lui découvrant combien son apparent succès l’avait rendu plus incompétent qu’un homme du Quattrocento.

Certains ne manqueront pas de m’objecter : « Faut-il donc revenir en arrière ? L’innovation n’est-elle pas le propre de l’homme ? » D’abord, je n’ai pas dit qu’il fallait revenir en arrière ; je dis au contraire qu’il faut aller de l’avant, en tentant de faire de nouveaux chefs-d’œuvre aussi forts et durables que ceux de Dante, ou en réinventant la pauvreté avec autant de génie que François d’Assise. Quant à cette histoire de « propre de l’homme », d’une part, tout ce qui est propre à l’homme ne lui est pas forcément essentiel, comme par exemple d’égorger son congénère pour lui prendre son porte-monnaie (ce qu’aucun prédateur n’a jamais osé faire) ; d’autre part, il me semble que du point de vue néo-darwinien, l’innovation serait le nerf du struggle for life : l’homme serait donc très original en n’innovant pas… Mais je ne crois guère, il est vrai, à cette manière de voir l’évolution. Elle procède moins de la nature que du « paradigme techno-économique ». Elle nous dévoile toutefois ceci de très intéressant : l’innovation, c’est la guerre. Elle n’est pas là pour faire progresser, mais pour écraser le concurrent.

Au fond, l’innovation interdit tout renouveau. Son paradigme techno-économique nous empêche de nous ouvrir au « paradigme du printemps ». Pourquoi sommes-nous bouleversés par le printemps ? Il n’y a pas là d’innovation, mais un renouvellement. Or le renouvellement n’est-il pas de l’ordre la répétition ? Non, c’est une nouveauté, mais qui s’opère du côté des profondeurs d’un sujet (l’arbre en sa sève) et non du côté des objets (des néo-fleurs de synthèse) – une nouveauté si neuve même qu’elle n’a pas besoin, pour s’affirmer, de détruire ce qui la précède (car l’innovation est datée, je l’ai dit en ouverture, elle est essentiellement un processus d’obsolescence, de sorte que ce qu’elle multiplie en dernier lieu, sous les apparences du hi-tech, c’est le déchet). Le renouveau conserve le sujet, assume son histoire avec ses hivers, lui offre un avenir par-delà le froid de la mort. C’est le symbole de l’inspiration, de la conversion, de toutes les résurrections intérieures. Il ne s’agit plus d’un objet n+1 qui se substitue à l’objet n, tous deux se concurrençant parce qu’ils se situent sur le même plan ; il s’agit d’un sujet insubstituable, vous, moi, qui soudain change d’ordre, et, sous son regard, ce sont toutes les choses, même les plus anciennes, même les plus ordinaires, qui lui apparaissent comme neuves, surgissant dans la fraîcheur de leur source éternelle.