Pour sortir des effets d’annonce concernant la protection de la biodiversité, Jean-Pierre Raffin, dont la légitimité sur cette question n’est plus à faire, nous propose un survol des incohérences de nos sociétés modernes et de nos gouvernements concernant la protection de l’environnement et de la diversité du vivant.

Pour avoir en 1966, organisé avec des collègues de la Faculté des Sciences de Paris un enseignement optionnel sur la protection de la nature dans le cadre d’un certificat de zoologie    il était question  de l’érosion de la diversité biologique,

Pour avoir été cofondateur, en 1970, avec François Ramade, de l’enseignement de l’écologie à l’Université Paris 7-Denis Diderot où l’on traitait des causes de l’érosion de la diversité biologique et des remèdes à apporter,

Pour avoir, comme bénévole au sein de ce qui est maintenant France-Nature-Environnement, mais aussi comme enseignant-chercheur, œuvré pendant  8 ans pour que soit adoptée (en 1976)  une  loi sur la protection de la nature,

Pour avoir été cofondateur, en 1986, avec la géographe Yvette Dewolff, du DESS Espace & Milieux de l’Université Paris 7-Denis Diderot, formation destinée à de futurs professionnels aptes à gérer des activités et des espaces en tenant compte de la diversité biologique, c’est à dire ne pas forcément sanctuariser, mais laisser les possibilités d’évolution du monde vivant,

Pour avoir, au Parlement européen (1989-1994), contribué à l’élaboration  de la directive dite « Natura 2000 » dédiée à la diversité biologique,

Pour avoir, comme membre du cabinet de Mme Dominique Voynet (1997-1999), participé à la relance de la mise en œuvre de la directive Natura 2000 bloquée, depuis 1996, par le Premier ministre M. Alain Juppé, sous la pression d’un groupe d’exploitants agricoles, de coupeurs de bois et de porteurs de fusil de chasse et cannes à pêche,

Je ne peux que me réjouir de l’annonce d’un plan d’action contre l’érosion du vivant présenté par M. Nicolas Hulot à Marseille, le  18 mai.

Mais je suis atterré par la relative indifférence de la hiérarchie de mon Église catholique française, qui à de très rares exceptions près, ne s’est guère préoccupée des vivants non humains oubliant l’Alliance du Créateur « avec tous les êtres vivants (…), oiseaux, bestiaux, toutes les bêtes sauvages » (Genèse .9- 2 et 9), les messages du Cardinal Villot (1971) ou de Jean-Paul II. Aujourd’hui l’on ne voit pas très bien quelles conséquences pratiques elle tire de la magnifique encyclique Laudato si’ du Pape François  sur ce point.

Mais je ne peux qu’être atterré par l’incohérence de notre société dite « moderne et de progrès»,  incapable de prévenir, obnubilée  qu’elle est par un scientisme  selon lequel  la science trouvera toujours une solution à tout problème, ce qui n’est pas vrai dans le domaine du vivant.

Mais je suis atterré par l’incohérence  continuelle de certaines  pratiques et décisions publiques.

Des exemples ?

En 1985, l’adoption de l’article 19 du règlement de la PAC (Politique agricole commune) permettait d’obtenir des financements pour soutenir des pratiques agricoles respectueuses de la diversité biologique. Le ministère de l’Agriculture, de facto cogéré avec la FNSEA, peu soucieux de la paysannerie, encore moins de la diversité biologique dont la préservation relevait du « folklore » ou de lubies d’amateurs de papillons et de fleurs bleues… n’en a pas voulu. L’Allemagne fédérale, le Danemark, le Royaume-Uni mettaient en œuvre le dispositif. Il faudra attendre 1989 pour que M. Henri Nallet, ministre de l’Agriculture, annonce, du bout des lèvres, qu’un programme restreint serait engagé à titre expérimental. L’on voit aujourd’hui les résultats de l’agriculture intensive soutenue contre vents et marées par ce ministère alors que l’on savait et que l’on pouvait faire autrement.

En  1986, était adoptée une loi  sur l’aménagement, la protection  et la mise en valeur du littoral. Mais une loi ne sert à rien si ne sont pas pris les décrets d’application.

En  1986, était adoptée une loi  sur l’aménagement, la protection  et la mise en valeur du littoral. Mais une loi ne sert à rien si ne sont pas pris les décrets d’application. Il fallut 18 ans d’efforts acharnés de France-Nature-Environnement pour que soit publié le décret concernant les zones d’estuaires. Divers aménageurs n’en voulaient pas. Depuis, de multiples élus confortés par des bétonneurs publics ou privés n’ont eu de cesse de tenter d’amoindrir la portée de cette loi. Aujourd’hui (discussion du projet de loi ELAN) la majorité parlementaire se met en marche pour suivre le même chemin  et détricoter  une loi  précieuse pour la diversité  du vivant. Je suis atterré parce que j’ai voté pour M. Macron lors de l’élection présidentielle de 2017 et pour un candidat LREM à l’élection législative.

Je suis atterré parce que j’ai voté pour M. Macron lors de l’élection présidentielle de 2017 et pour un candidat LREM à l’élection législative.

Dans les Côtes-d’Armor, les autorités préfectorales, des années durant, ne font pas respecter les normes de qualité des eaux dans le bassin du Trieux pollué par les effluents d’élevages divers. Des associations, notamment de consommateurs, entament un procès. L’État est condamné. Cela n’empêche pas le Préfet du département voisin d’autoriser un plan d’épandage du lisier aux conséquences aussi désastreuses. Après intervention d’associations diverses, le plan est annulé par un tribunal. Le préfet sera-t-il remercié ? Que nenni !

Alors qu’un préfet envoyait, en 2014, la gendarmerie pour faire « respecter la loi » à  Sivens, au prix d’une mort d’homme, très curieusement pour un barrage construit illégalement dans la même région, celui de Fourogue, les autorités préfectorales avaient regardé ailleurs et s’étaient bien gardées de « faire respecter la loi ». En seront-elles sanctionnées ? Que nenni !

Alors que l’avifaune « ordinaire » voit certaines de ses populations s’effondrer, aujourd’hui  le gouvernement s’accommode fort  bien du  braconnage du Bruant ortolan et s’oppose à  l’arrêt de la chasse  de la Tourterelle des bois. Et pour une espèce emblématique comme celle du Grand Tétras, des préfets peuvent en autoriser le tir  dans  les Pyrénées, année après année, alors que la population décline. Régulièrement attaquées par France-Nature-Environnement Midi-Pyrénées, les autorisations sont annulées par la justice, mais celle-ci tranche après coup et les tétras ont été occis. Cela n’empêche pas les autorités préfectorales de persister à prendre des arrêtés qu’elles savent illégaux pour faire plaisir à certains porteurs de fusils de chasse.  En  octobre 2017, la préfecture des Hautes-Pyrénées était même condamnée à 30 000 € d’amende pour avoir pris cinq années de suite de tels arrêtés.

Et puis à quoi bon faire adopter de nouvelles lois, de nouveaux plans  si l’on n’applique pas celles qui ont été votées (Loi sur la protection de la nature de 1976), ceux qui ont été lancés (différents plans Ecophyto, par exemple), ce qui est une spécificité française ? À quoi bon  voter une nouvelle loi concernant l’agriculture et l’alimentation si la question de pesticides (glyphosate) en est exclue ?

Etc…

Et à ceux qui oseraient maintenant dire « on ne savait pas », il ne peut qu’être conseillé de lire ou relire par exemple : Destruction et protection de la nature de Roger Heim (1952), Avant que nature meure de Jean Dorst (1965), L’Homme et la nature de Michel-Hervé Julien (1965),  « L’homme et ses écosystèmes ; l’objectif d’un équilibre dynamique avec le milieu satisfaisant les besoins physiques, économiques, sociaux et spirituels » de René Dubos, Marion Clawson, Frazer Darling et François Bourlière (in Actes de la conférence sur l’utilisation et la conservation de la biosphère. Unesco. 1968), le CR du débat organisé par le Centre catholique des Intellectuels français « La nature, problème politique » (1972), Écologie des ressources naturelles de François Ramade (1981), Conservation and evolution de O.H. Frankel et Michael Soulé (1981), Biodiversity de E.O. Wilson (1988), La biodiversité, enjeu planétaire de Michel Chauvet et Louis Olivier (1993), Le grand massacre, l’avenir des espèces vivantes de François Ramade (1999), etc…

Alors bon courage à Nicolas Hulot pour faire en sorte que celles et ceux qui ont en responsabilité le gouvernement de notre pays se différencient de leurs prédécesseurs et adoptent enfin comme  principe d’action la cohérence. Sinon, l’on pourra chanter, comme Mme Angot : « Ce n’était pas la peine, non pas la peine assurément, de changer de gouvernement ! »

Paris, le 25 mai 2018