Pouvons-nous survivre sans les écrans ? Une panne informatique est-elle un drame ? Récit d’une panne informatique qui a changée les comportements ou comment l’informatique peut nous rendre moins humain.

Est-ce un phénomène généralement lié aux miracles ? Avec un mois de décalage, l’évènement a été précédé d’une expérience pénible, au même endroit, avec les mêmes personnes, comme s’il s’était agi d’attirer mon attention sur un fait ultérieur qui eût, sinon, peut-être échappé à mon attention (peut-être pas, tout de même).

C’était dans un magasin Point P. J’achetais du sable. Un nouvelle vendeuse me regarda d’un air sombre et me fit savoir que désormais le sable s’achetait par unité de godets (pour les ignorants : le godet équivaut à 500 litres). Comme je lui faisais remarquer que depuis toujours (plus exactement depuis longtemps), j’achetais le sable par petites quantités, disons par des quantités plus adaptées à mon véhicule, elle souligna que bientôt, ce ne serait plus possible. Et en disant cela, elle semblait prendre plaisir à l’inflexibilité de ses paroles. Autrement dit, elle avait eu l’intention de m’imposer une norme qui n’existait pas encore et, au lieu de battre en retraite ou de compatir, elle se réjouissait à l’avance du temps qui venait où, enfin, elle pourrait vraiment l’imposer, enfin démontrer pour de bon la puissance de la quantité, de l’organisation, de la norme sur le pauvre hère que j’étais, représentant pour l’occasion la modestie, la frêle impuissance du petit, la limite. Pour couronner cette situation pénible, elle souligna que ce n’était nullement, de sa part, de la mauvaise volonté. Attitude ordinaire à laquelle on rapprochera, si on le souhaite, l’illusion de puissance des philosophes nominalistes du Moyen âge finissant, déjà légèrement décadents et convaincus (en simplifiant) que les choses existaient du simple fait de leur volonté (leur assurance démontrait, en quelque sorte, qu’ils étaient au contraire pénétrés par le doute : ils étaient eux-mêmes les oxymores dont leur philosophie était imprégnée). Quant à moi, non moins pénétré par le doute, je faisais ces réflexions en ajoutant en mon for intérieur qu’une femme, peut-être, n’était pas à sa place dans un magasin de matériaux (de fait, jamais ses collègues masculins n’avaient eu ce genre de comportement). Et je me reprochai aussitôt cette pensée. Qui suis-je, moi-même, après tout ? Et ma place est-elle dans un magasin de matériaux ? En tout cas, on me faisait sentir que non.

Puis ce fut le miracle. Un mois plus tard. Et le miracle vint par la panne informatique. Tout le système de l’entreprise multinationale Saint-Gobain, propriétaire de la chaine de magasin Point P., venait d’être piraté à l’échelle mondiale et tout recours au fichier ou au paiement électronique était interrompu. Par chance, les employés n’avaient pas jeté les catalogues et ils avaient, en outre, retrouvé, sans doute dans un vieux placard, un ou deux carnets à souche qu’ils pouvaient utiliser pour rédiger les factures. On pourrait craindre que cet effort supplémentaire, imprévu et totalement contradictoire avec les progrès de la domination totale des grands sur les petits, que cette panne dans le système aurait plongé la dame de la caisse dans une rage sans nom. Et bien non ! Au contraire, elle était tout sourire. Elle était libérée. Et autour d’elle, des employés et des clients prenaient un café, prenait leur temps, causaient et se sentaient bien, sans se forcer. Et moi, je devais justement prendre un godet. Car le hasard avait fait que j’étais en mesure de m’organiser pour prendre cette fois-ci une grande quantité. (Mais le hasard existe-t-il ?). Le manutentionnaire fut aux petits soins ; je m’en souviens encore. Et la dame de la caisse aussi. Elle manipulait la paperasse avec un plaisir évident et aussi avec un certain brio. Tout cela pour une panne. Tout ces gens, et moi aussi, sans doute, nous étions redevenus des humains. Nous explorions sans le savoir les marges du système et c’était bien. Et nous n’étions plus des robots soumis au rythme de la machine et des normes qui finissent par déborder de la machine sur l’homme. Du reste, les affaires avançaient et l’on n’avait pas à déplorer de temps perdu.

Il ne faut pas rêver, la panne générale n’est pas une solution valable pour le long terme (et n’oublions pas qu’à son origine se trouvent des pirates qui ont des intentions pas forcément compatibles avec un ordre plus humain du monde). Et pourtant, je n’hésiterai pas à m’écrier : vive la panne !