« Dans l’immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n’en est pas un seul […] qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dans le monde », lit-on au seuil de Voyage autour de ma chambre, récit de captivité du jeune lieutenant Xavier de Maistre, emprisonné en 1794 après un duel. Aujourd’hui, c‘est un « voyage autour de ma cabane » que nous offre un écrivain-voyageur et paysan fourbu, fauché même, par les duretés du métier. Edouard Cortès a perdu espoir et troupeau. Comment un éleveur abattu peut-il se relever ? Par « la force d’un arbre » : le berger égaré est hébergé par un chêne centenaire, pour une retraite au bout du bois. Un livre qui vous rebranche au tronc de la vie, qui vous enracine, vous encéleste, vous enforeste – une planche de salut…Morceaux choisis.

Mon chêne

Mon chêne n’est pas un colosse de Tronçais, mais il aurait fait une belle poutre à Notre-Dame de Paris dans feu sa charpente, dite « la forêt ». C’est un arbre puissant, dominant tous les autres par l’âge et la hauteur dans un massif forestier du Périgord. Mes bras ne font pas le tour de sa large taille. Une branche maîtresse pousse sa cime à une quinzaine de mètres. Je l’ai aimé d’instinct pour le charme de son port presque cavalier : calme, élancé, droit. Il fait figure de grand-père à côté de ses proches qu’il surpasse tous. Élevé sur les derniers contre-forts du Massif central, peut-être a-t-il entre cent vingt et cent quarante ans. C’est dire sa sagesse. Un doyen solidement ancré dans le causse calcaire. Il a démarré sa vie, frêle plantule, au temps où Pasteur inventait des vaccins, a été jeune pousse quand s’élevait la tour Eiffel, étendu ses bras dans les fracas de Verdun puis d’Hiroshima. Adulte, il s’épanouit au temps d’Internet et du big data, lui le maître de la légèreté et de l’enracinement. Sa force et son harmonie me rassurent. Couronné d’une dense ramure, il trône au point haut d’une colline à deux cent quatre-vingts mètres. Je me soumets à ses lois naturelles. Il m’ouvre son royaume.

Royaume

J’ai défini un territoire qui se limite à ce que je peux voir de mon perchoir. J’en ai fait mon royaume. Mon arbre, au centre, est le roi. Ce qui gravite alentour est sujet du chêne et de mes observations. Je vis dans et de sa couronne. Je lui prête allégeance. S’assujettir aux arbres offre la liberté. Pris au jeu, je me proclame topographe du royaume comme Robinson se déclara gouverneur de son île.

J’établis sur papier une carte détaillée. J’y reporte : les rochers au sud-est, les deux arbres debout mais morts, les ifs, le grand pin. Au fil des mois, je dessine et note les apparitions marquantes de faune et de flore. Je nomme les lieux comme le paysan étiquette les sentes et les collines. Baptiser un rocher ou une coulée me donne le sentiment charnel d’être avec eux. Non de posséder la terre mais d’en être. Je me vois d’ici. Moi qui fus si souvent de partout, je me sens, en forêt, de quelque part.

De la renaissance en forêt

Je regarde l’éclosion comme des flocons verts descendant lentement sur mon chêne. Quand l’œil déborde, c’est l’âme qui s’abreuve. Par un bourgeon, je me sens soulevé par toute la nature. Dans la naissance de cette feuille, je vois que la vie, depuis qu’elle est sur terre, mène une guerre qu’elle ne perd jamais.

Point d’appui

Les arbres, chanceux, voyagent sans bouger. Les merveilles du monde viennent à eux. Les migrateurs font des milliers de kilomètres. Et moi, à cheval sur le dos d’un chêne, j’accomplis ce périple. Je voyage immobile. J’apprécie de poser sur le monde le regard printanier d’un chêne.

Immobile, l’arbre ordonne comme un dieu. Aux oiseaux, aux rongeurs, il dit de se reproduire, ils le font ; aux mésanges de venir manger les chenilles qui lui démangent les feuilles, elles accourent ; aux abeilles, aux insectes et aux alizés de féconder ses fleurs ; aux nuages de pleuvoir ; aux vers de transformer ses feuilles en terreau ; aux champignons de l’abreuver ou de passer des messages ; au soleil de lui donner du sucre… Immobile, il reçoit, il offre, il va. Mon chêne me supporte. Il supporte tout son monde. Les arbres sur la terre supportent le monde. Peut-être le soulèvent-ils même ? Ils sont le point d’appui que cherchait Archimède. […]

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