Gustave Doré, ébéniste

« Rejetons l’appauvrissement de notre quotidien »

De l’étudiant sans le sou devant meubler son studio au jeune couple désirant emménager son nouvel intérieur à leur image, tout le monde, moi compris, passe son samedi dans un immense rectangle bleue, à la recherche d’une solution rapide et efficace pour les uns, chouette et moderne pour les autres. Quel merveilleux gain de temps que de pouvoir monter sa bibliothèque soi-même, presque sans outil, avec pour seul compagnon d’armes la précieuse notice qui redonne à l’adulte qui la monte, la joie intime et nostalgique de l’enfant qui jouait aux Legos. Le mobilier fut depuis les Egyptiens à l’intersection de l’art et de l’artisanat, cher et rare, long en fabrication. IKEA a réussi à faire la même chose que pour l’industrie textile ou agro-alimentaire : réduire les coûts et les délais de production, avec un génie lourd de conséquences.

Détester IKEA, c’est d’abord en rejeter l’uniformisation des goûts et l’appauvrissement esthétique de notre quotidien. Le mobilier est l’artifice le plus immédiat de notre vie de tous les jours : il dit quelque chose de l’homme mais il le transforme également. Quelle tristesse que dans le pays du style Louis XV aux formes voluptueuses, celui des nuées florales et élancées de Louis Majorelle, on considère le minimalisme scandinave comme l’habit moderne de nos imaginaires égarés. Quel voile peut donc à ce point aveugler nos désirs, qu’il nous est désormais plus familier de choisir l’insipidité d’un aggloméré, de surcroît bas de gamme, à la noblesse du bois ancien. Car à l’inverse des idées reçues, si le bois brut coûte cher, le mobilier ancien lui, se brade depuis plus de trente ans dans un silence oublieux et coupable.

Détester IKEA c’est renouveler son rapport au temps et à l’espace, c’est entrer dans un nouveau monde, qui n’est pas seulement sortie d’usine, mais transmis et construit par la nature et les hommes qui nous ont précédés. Ne confinons pas nos recherches à ces rayons immenses où se perd notre regard, mais apprenons à vraiment regarder les choses et les gens, dans les brocantes ou chez Emmaüs. Retrouvons cette curiosité de bricoler, d’assembler comme les tout-petits, à partir de presque rien. Notre cerveau, tout autant que notre carte bleue, nous en sera reconnaissant.

Pierre d’Arumain, juriste

« Du montage de meubles aux montages fiscaux »

Connue pour ses meubles faciles à monter soi-même, la multinationale suédoise l’est aussi pour ses stratégies d’optimisations fiscales complexes. En 2014, IKEA a privé le Trésor Français de près de 25 millions d’euros d’impôts en siphonnant une partie des bénéfices réalisés dans l’Hexagone. Comment ? Principalement en payant des royalties (ou redevances de marque) à une filiale basée au Pays-Bas. Ces profits, non taxés, ont ensuite transité par le Luxembourg et le Liechtenstein avant d’être réinjectés dans le Groupe. Inutile de préciser que tous ces pays n’ont pas une bonne réputation fiscale et se retrouvent souvent pointés du doigt par la Commission européenne. 

Si cette organisation ingénieuse n’a rien d’illégale sur le papier et que le principal intéressé affirme « payer ses impôts conformément aux législations nationales et internationales », cela ne pousse pas à aller chez IKEA pour acheter sa prochaine table basse. Encourageons plutôt nos artisans indépendants qui n’ont pas une force de frappe financière suffisante pour mettre en place de genre de filouterie… 

Angèle de Dompsure, mère au foyer

« Ils ont compris où était mon point faible »

Je préfère de loin le beau, le brut, l’authentique, le solide ; les meubles qui ont vécus ou ceux qui sont fabriqués par un artisan, un vrai, et pas montés en deux-deux le dimanche soir avec une visseuse électrique. Et puis j’aime croire que je suis originale, que je n’ai pas l’intérieur de tout le monde. Alors avant je fuyais IKEA et j’écumais les salles des ventes, les kermesses et les sites de seconde main. Je soudoyais ma grand-mère, faisais les encombrants et récupérais des palettes. Sauf qu’à ce moment-là, j’avais des amis à qui je pouvais demander de m’aider à porter une malle d’une tonne sur toute la ligne 13, que je pouvais emprunter le Kangoo de mon beau-père et aller chercher un meuble à l’autre bout du département, que ça ne me dérangeait pas plus que ça de me faire poser un lapin sur le parking de l’Auchan Carré Sénart et que je pouvais passer une heure à essayer de faire rentrer un canapé trouvé dans la rue dans le coffre d’une Clio. Depuis, j’ai eu quatre enfants. Je rêverais de prendre le risque de récupérer un canapé infesté de puces de lit et de me bricoler une table basse en palette aussi vue et revue qu’une bibliothèque Billy, mais je n’ai plus le temps. Donc je vais chez IKEA. Et je les déteste parce qu’ils ont compris où était mon point faible. A un moment j’avais un projet de boîte pour leur faire concurrence. Mais je n’ai pas le temps. En attendant de le faire un jour, je prends mon mal en patience en contemplant mon horrible armoire PAX.